CONFERENCE INTERNATIONALE SUR L’ARCTIQUE

ENJEUX ET EQUATIONS GEOPOLITIQUES AU 21E SIECLE

23è Rencontres Jacques Cartier - Lyon, 22-23 novembre 2010

http://canadatogether.hypotheses.org/arctic2010/

 

 

Gouvernance inuit : un projet politique ou scientifique ?

Cécile PELAUDEIX

 

À partir des années 1970, les populations inuit acquièrent dans plusieurs états arctiques une représentation politique et les études sur leur implication croissante dans la gouvernance arctique se sont récemment multipliées (Young, Keskitalo, Nuttall, Chaturvedi…). Les études portent sur le rôle des ’organisations non gouvernementales dans le développement de structures politiques nationales et internationales. Tennberg (2009) analyse la portée internationale du mouvement politique autochtone . Le Conseil Circumpolaire Inuit devient l’objet d’une attention croissante (Shadian, 2006). Loukacheva compare les systèmes juridiques du Groenland et du Nunavut (2009).

Alors que des changements majeurs, résultant du changement climatique, affectent l’environnement arctique et génèrent tout à la fois des inquiétudes quant à la détérioration de l’environnement et des perspectives économiques de l’exploitation des ressources, qu’en est-il de la représentation politique inuit au regard des grandes orientations de la politique arctique ?

Cet article se concentre sur l’articulation des revendications territoriales, politiques et environnementales dans trois états arctiques (Alaska, Canada, Groenland) selon une perspective historique. Il s’appuie principalement sur l’analyse de quatre accords : l’Alaska Native Settlement Act (1971), le James Bay and Northern Agreement (Québec, 1975), le Home Rule (Groenland, 1979) et son élargissement en juin 2009; ainsi que le Nunavut Land Claims Agreement (1999). D’autres accords importants sont signés au Canada, comme l’Inuvialuit Final Agreement (1984) et le Labrador Inuit Land Claims Agreement (2005), dont la prise en compte dépasse le cadre de cette étude. Le cas de la Russie où vivent 1500 Yupiks n’est abordé que de façon marginale dans cet article dans la mesure où aucun accord territorial n’est survenu entre la Fédération de Russie, la Chukotka Autonomus Region et des représentants Yupiks. Croisant les dimensions internationale, nationale et locale selon une perspective comparative, cette étude repose sur une analyse de données issues de la littérature scientifique, de documents d’organisations inuit, de discours d’hommes politiques, de communications lors de conférences scientifiques et de documents d’archives.

Développement d’une pensée politique inuit et colonisation

 

Si l’exploitation de ressources du sous-sol arctique a catalysé les revendications territoriales inuit, au point que les questions de droits territoriaux et d’exploitation des ressources naturelles se sont trouvées inextricablement liées à celle de l’autonomie, comme en Alaska (Shadian, 2006), l’expression d’une pensée politique inuit n’est pas réductible aux projets de développement des ressources naturelles ; elle la précède le plus souvent. En effet les ressorts des revendications inuit s’enracinent dans un désaccord et une insatisfaction face à la politique coloniale des gouvernements américain, canadien et groenlandais en Arctique. De nombreux témoignages en attestent.

 

En 1897, le drapeau canadien est érigé pour la première fois à Kekerten, station baleinière, pour affirmer devant les autochtones et les autres personnes présentes la preuve de la revendication canadienne (Mimeault, 1998). Des Inuit ont témoigné du sentiment d’injustice ressenti alors. « We did not understand ; we, Inuit, have lived on these islands forever. » (Pangnirtung, archives NWT).

L’attribution de numéros d’identification aux Inuit du Canada en 1941 gravés sur une médaille afin de faciliter les recensements créé un sentiment de malaise et certains Inuit refuseront de les porter (Indian and Northern Affairs, 2008). En 1966, Simonie Michael, premier inuit à siéger dans une assemblée territoriale au Canada, le Conseil des Territoires du Nord Ouest, refuse d’être identifié par son numéro (E7-551) et devient à l’origine du « projet des patronymes » permettant aux Inuit de choisir leur patronyme.

Les déplacements de populations inuit pour des raisons de souveraineté et de défense, à Resolute Bay et Grise Fjord (1953) où les conditions de vie sont sévères, ont été l’objet de controverses. John Amagoalik, homme politique considéré comme le père politique du Nunavut, déplacé à l’âge de 5 ans avec sa famille et 17 autres Inuit dans le Haut Arctique s’est largement investi dans les démarches de dédommagement des familles inuit déplacées.[1]

A partir de 1950, des enfants inuit au nombre de 3500 sont envoyés dans des pensionnats afin de les intégrer par assimilation à la culture dominante. Souvent très éloignés de leur région natale, ils subissent des violences, physiques, morales, sexuelles. Peter Irniq, homme politique inuit, souligne les conséquences paradoxales de la soumission à un système éducatif persécutif qui permet la formation des leaders politiques. « That is the terrible tragedy of all of this. Those of us who became the best educated and the most capable of leading the drive toward the création of Nunavut – of talking back to the Qablunaaq – were the most neatively affected by the same éducation that made all of this possible » (Irniq, 2005).     

Dans le domaine économique, les coopératives artistiques auxquelles le gouvernement fédéral apporte un soutien considérable constituent une réussite commerciale et culturelle ; cependant l’exclusion des Inuit du Conseil Canadien des Arts Eskimo chargé de contrôler la qualité des estampes mises sur le marché de l’art, exacerbe les tensions. Tagak Curley, Président de Inuit Tapirisat of Canada, organisme représentatif d’Inuit, explique : « We (…) value participation not just for the sake of cultural inclusion, but as a real function in decision or policy-making. That it is generally believed Inuit have not yet reached that ‘stage of development’, we feel is presumptuous, arrogant and tribal (Kabloona-fashion [White-fashion]) » (Canadian eskimo Art Council 1972).

 

Alfred Hopson Sr., né en 1898, s’exprime dans une déclaration datant de 1970 sur l’histoire des relations entre Inuit et Occidentaux en Alaska[2]. Il évoque une dépossession indue des terres utilisées par les Inuit depuis plusieurs millénaires, notamment par la Marine américaine, la dépendance vis-à-vis de l’économie américaine, basée sur le troc et soumise au cours des matières premières sur le marché mondial, les maladies mortelles contractées au contact des populations occidentales, l’injustice vis-à-vis du droit à l’alimentation en énergie, octroyé aux populations locales vingt ans après l’administration américaine. Son témoignage apporte un éclairage sur le contexte dans lequel son fils, Eben Hopson, développe une pensée politique qui marquera le mouvement inuit circumpolaire. Premier sénateur inuit en 1959, Eben Hopson, à l’origine de la création de la Conférence Circumpolaire Inuit en 1976, revendique pour les Inupiaq le droit d’utiliser les ressources naturelles de la région, l’accès à une éducation de qualité, à des soins et à des conditions de vie décentes. Il insiste sur le droit à l’autonomie : « We wanted all these things, but most of all, we wanted to determine for ourselves the nature of our destiny and then, act to fulfill that destiny to the best of our ability. We believed the right of self determination was inherent within the constitutional provision for a "maximum of local government." That is why we established our North Slope Borough. »

 

Alors que la constitution danoise a fait en 1953 du Groenland un comté et qu’un référendum organisé au Danemark met fin au statut de colonie du Groenland établissant ainsi une égalité de fait entre Danois et Groenlandais, en 1964 la mention du critère de lieu de naissance introduite par la législation créé une frontière économique nette entre Groenlandais et Danois au Groenland (Petersen 1975). Dès lors un parti politique, l’Inuit Party, est formé. Brøsted et Gulløv (1976) estiment ainsi que le changement dans la scène politique du Groenland est la conséquence de l’augmentation de l’immigration danoise et de la domination économique.

L’exploitation des richesses du sous sol est effective relativement tôt : une mine de cryolite est exploitée au bénéfice du seul Danemark à partir de 1850 et pendant plus d’un siècle. Cependant, en l’absence de propriété individuelle des terres au Groenland, le point de vue du gouvernement du Danemark qui considère que la propriété des terres lui revient de fait au Danemark  ne sera questionné qu’à partir des années 1970 (Petersen 1995).

 

Les Yupik de Sibérie qui peuplent la Tchoukotka depuis des milliers d’années ont vu de nouveaux arrivants s’établir à partir du XVIIe siècle. L’Empire russe qui s’est étendu vers l’Est a imposé une acculturation des populations et organisé un travail forcé. La période soviétique introduit des changements majeurs avec la collectivisation des moyens de production qui conduit à la fermeture de villages et à leur relocalisation. Les décennies qui suivent voient un accroissement important du nombre de suicides et de morts violentes, le développement de l’alcoolisme et d’autres problèmes sociaux. (Schweitzer, Gray). Alors que l’immigration s’accroît, les populations autochtones deviennent minoritaires dans leurs propres villages, travaillent à des postes moins qualifiés que les immigrants et reçoivent des rémunérations inférieures.

En Alaska, au Canada et au Groenland, le sentiment d’iniquité qui émerge parmi les populations inuit favorise le développement d’une pensée politique avant même que ne se mettent en place les grands projets d’exploitation des ressources naturelles de l’Arctique. Mais les projets d’exploitation des ressources vont accélérer le développement de revendications inuit, qui vont se centrer sur la question de la gouvernance et de la propriété des terres. Comment ces deux dimensions s’articulent-elles dans les négociations ?

Revendications territoriales et politiques

 

Les mouvements politiques inuit s’enracinent dans la perception d’une inégalité de droits entre Inuit et populations occidentales durant la période coloniale, et la répartition des terres constitue le plus souvent une conséquence des négociations avec les gouvernements afin de permettre l’exploitation des ressources (Alaska, Nunavut, Québec) et d’asseoir, dans le cas du Canada une souveraineté sur les terres arctiques (Legaré 1999 : 33). Ces accords se distinguent par des particularités régionales ou nationales, mais ils ont souvent été élaborés en relation les uns avec les autres. Le principe de l’entente de l’Alaska (Alaska Native Settlement Act, 1971), i.e. de compensations financières gérées par des sociétés autochtones, et d’un pouvoir politique exercé par l’intermédiaire d’un conseil d’administration et de conseils inspirent l’accord de la Baie James (James Bay and Northern Agreement, 1975) (Mitchell 1996 : 343). Il en est de même pour les montants des indemnisations (Canobbio 2009 : 91). Les Inuit négociant le projet du Nunavut s’appuient sur l’accord de la Baie James, tout en gardant comme référence l’autonomie du gouvernement public territorial du Groenland acquise en 1979 (Greenland Home Rule Act). À son tour, l’accord du Nunavut fait progresser la perspective d’un gouvernement autonome au Québec : sept mois après la signature du Nunavut, un accord est signé au Québec pour la mise en place d’une commission de réflexion ; quatre jours plus tard la commission du Nunavik est créée.

En Alaska, la question des droits autochtones sur les terres est présentée pour la première fois au Bureau of Land Management, en 1961, par des Athabascans à la suite du projet d’exploitation de pétrole dans la région des lacs Minto. En 1965, près de dix ans après son élection au Sénat de l’Alaska, Eben Hopson, inupiaq, s’implique dans la mise en place de la première organisation régionale de revendications territoriales en Alaska avant de devenir le premier directeur exécutif de l’Arctic Slope Native Association. L’Alaska Native Claims Settlement Act établit douze sociétés régionales qui contrôlent 1/9^ème du territoire de l’Alaska, et octroie aux populations autochtones un montant compensatoire de 962,5 millions de dollars.

Au Québec, dès 1969, l’idée d’un gouvernement régional est consacrée par les leaders du mouvement coopératif. La Convention de la Baie-James et du Nord québécois prévoit une structure administrative, l’Administration Régionale Kativik, qui est davantage supra et intercommunale que régionale (Canobbio 2009 : 96) et la formation d’une société Kativik chargée de gérer les compensations financières. Or la Convention de la Baie James et du Nord Québécois créé des terres de différentes catégories et n’accorde de pouvoir aux Inuit que sur les terres microlocales de catégorie 1, qui ne représentent que 1% de la superficie concernée par l’entente. Les Inuit considèrent que l’accord de la Baie James circonscrit leur rôle à celui de chasseurs et pêcheurs. Le président de Makivik signale également son insatisfaction après la signature de l’accord. (Mitchell 1996 : 423). Ainsi le modèle politique inuit sous-tendant les négociations postule qu’il ne peut exister de gouvernement autonome que s’il intègre comme aire de compétence une région autonome.

Au Nunavut, la question de la propriété des terres est d’abord perçue comme un argument justifiant une autorité politique. Silas Cookie, représentant des Inuit et des Indiens lors d’une réunion publique conduite à Great Whale River en février 1970, argumente : « The Eskimo want to work and use what they want and make it the way they want to have it because they are in their own land […] The Eskimo do not only have to be told what they are to do. […] First of all, we must take our own land in our own hands ». (Mitchell 1996 : 333). À l’occasion de la troisième conférence des coopératives arctiques, en 1980 à George River, un conseiller privé, Walter Rudnicki, trace deux voies différentes de revendications : soit se concentrer sur des revendications territoriales (« land claims »), soit sur des réformes constitutionnelles et la revendication d’un gouvernement autonome (Mitchell, 1996 : 323). Thomas Suluk, en 1984, témoigne des questionnements au sein des organisations inuit : « The biggest stumbling block at this point is whether to own or not own the land or to put more emphasis on control ». « Some of us are doubting whether a land claim settlement is desirable. Maybe we should just go for managerial rights ». Mais précise-t-il, « the psychology of ending up owning a small fraction of what you consider to be yours is hard to swallow » (in Mitchell 1996 : 423). Pour d’autres, comme John Amagoalik, l’accord du Nunavut est une pierre angulaire de la revendication inuit. L’entente du Nunavut accorde des droits fonciers sur environ 17% du territoire dont 1/10^ème sont assortis de droits miniers.

Au Groenland, la question de la propriété foncière ne devient une question centrale qu’à partir du moment où se fait jour une contradiction : le Conseil national du Groenland adopte le principe de la propriété foncière groenlandaise mais ne dispose d’aucun pouvoir législatif. Entre 1975 et 1978, la question de la propriété foncière oppose les représentants danois et certains représentants groenlandais au sein de la Home Rule Commission (Petersen, 1995).

Si l’effondrement de l’Union soviétique provoque un départ massif des populations non autochtones de Tchoukotka (en 1930 la Tchoukotka compte plus de 96 % d’autochtones, elle en compte moins de 13 % en 1970), les autochtones restent minoritaires (20 % en 1998) et les relations avec les populations autochtones sont toujours gouvernées par la domination politique, économique et sociale et par un sentiment paternaliste. Le gouvernement de Tchoukotka, aujourd’hui un territoire indépendant à l’intérieur de la Fédération russe, reste placé sous le contrôle quasi totalitaire du gouverneur qui exclut l’expression critique et l’opposition (Schweitzer, Gray). Mais depuis la fin des années 1980, alors que la glasnost introduit un climat de confiance, les populations autochtones s’organisent en associations et prennent contact avec leurs voisins d’Alaska. En 1989, la Société Eskimo de Tchoukotka “Yupik” est fondée : elle devient membre de l’ICC en 1992. Pour autant son fonctionnement reste difficile : en 1999, la société est abolie sur décision de la Cour d’arbitrage de la Région Autonome de Tchoukotka avant de se reconstituer en 2000.

 

Si les accords passés entre les représentants de populations inuit et les états arctiques (à l’exception de la Russie) représentent des avancées considérables au niveau de la formalisation des droits des populations inuit, ils ont néanmoins pu provoquer des déceptions parmi les représentants inuit, dans la mesure où une fraction seulement des terres revient aux Inuit qui les considéraient comme leur appartenant de fait. De surcroît l’autonomie politique a été considérée comme limitée en Alaska et au Québec.,

Questions environnementales et internationalisation de la gouvernance

 

La nécessité d’une protection de l’environnement arctique dans le cadre de l’exploitation des ressources minières et pétrolières, puis les conséquences du changement climatique contribuent à porter la question de la gouvernance inuit au niveau international. La gouvernance a été définie diversement, comme un ensemble d’acteurs (Shadian 2006), comme une fonction sociale centrée sur des efforts pour diriger les actions humaines vers des issues collectives bénéfiques à la société (The Arctic Governance Project, 2010). Elle est ici conçue comme « l’ensemble des processus par lesquels des règles collectives sont élaborées, décidées, légitimées, contrôlées, et permettent de promouvoir une économie mondiale porteuse d’ordre, de justice, de liberté et d’efficacité ». (Chavagneux 2004) Plusieurs textes concourent à la considération du droit des populations autochtones au niveau international.

La Convention de Stockholm, 1972, signale le devoir des gouvernements de protéger et améliorer l’environnement et recommande d’intégrer cette réflexion environnementale aux projets sur le développement : un principe de la Convention de la Baie James énonce ainsi une participation des autochtones aux décisions et à l’établissement de règles concernant l’écologie. Mais pour autant, le pouvoir inuit étant limité aux terres microlocales de catégorie 1, aucun pouvoir régional n’est possible (Canobbio 2009).

L’exploitation des ressources de pétrole sur la mer de Beaufort qui s’étend à la fois sur le territoire canadien et américain avait déjà convaincu Eben Hopson de la nécessité de créer une assemblée Inupiat circumpolaire pour travailler avec l’industrie pétrolière multinationale (« There is only one Beaufort Sea », Hopson 1976). En 1977, au Canada, la commission Berger, chargée par le Ministère des affaires Indiennes et du Développement du Nord   d’enquêter au niveau régional sur l’impact social, environnemental et économique du pipeline de la vallée du Mackenzie, recommande de ne pas construire le pipeline du Yukon et de différer de dix ans le pipeline de la vallée du Mackenzie : Hopson s’appuie sur ces résultats pour argumenter de la nécessité d’une politique environnementale internationale.

Alors que l’ICC établit comme l’une de ses priorités dès l’année de sa création, dans sa première résolution, « the safeguard and protection of the ressources of Inuit homeland » (ICC 1977), au niveau international, les questions environnementales ne sont prises en compte que dix ans plus tard, à l’initiative de M. Gorbatchev lors du discours de Mourmansk en 1987 (Archer 2000).

Dès lors, la coopération arctique en matière d’environnement s’impose aux Etats arctiques, et la participation des peuples autochtones à la coopération sur l’environnement arctique devient un thème récurrent des discussions à partir de 1989 lorsque se tient la première réunion consultative des huit pays arctiques à Rovaniemi (Tennberg 1996). La connaissance de l’environnement inuit constitue même le premier argument pour associer les populations autochtones à l’Arctic Environment Protection Strategy (AEPS, formulée en 1991) et à ses décisions (Tennberg 1996). Mais la transformation de l’AEPS en Conseil Arctique, en 1996, inaugurée par une déclaration non contraignante plutôt que par une charte ou une convention, ravive notamment la crainte d’enjeux cachés et ralentit la coopération scientifique internationale sur l’environnement et les prises de décision (Archer 2000).

 

La connaissance inuit est valorisée dans des programmes de recherche comme le programme Siku de l’année polaire internationale 2007-2008 : le programme prévoit en effet la documentation de la connaissance autochtone de la banquise et de son environnement. Mais les Inuit ne souhaitent pas être confinés dans le rôle de victimes du réchauffement climatique, ni voir leur rôle limité à celui de conseillers en matière d’environnement. Ils expriment le souhait de devenir acteurs de leur développement car malgré la considération croissante de l’environnement des populations autochtones, les Inuit restent très peu impliqués dans les prises de décision concernant les projets de développement de l’Arctique.

En 2007 la déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones introduit un cadre universel de normes minimales pour la survie, la dignité, le bien être et les droits des peuples autochtones du monde entier. Les peuples autochtones sont donc des sujets de droit international et les obligations des états à leur égard sont renforcées (Halley 2010). Le respect des droits énoncés dans cette déclaration est néanmoins soumis à l’approbation des états, et tous les pays arctiques en particulier ne l’ont pas adoptée, à l’instar du Canada et des Etats-Unis, qui ont voté contre son adoption et de la Russie qui s’est abstenue.

L’ICC fait donc récemment entendre les attentes des Inuit selon deux perspectives. D’une part sur le plan scientifique, les responsables de l’ICC, inquiets devant la dégradation de l’environnement arctique, adressent un appel aux leaders mondiaux lors du sommet de Copenhague sur le changement climatique. Selon une stratégie plus active, au mois de mai 2010, l’ICC lance une campagne de communication pour la promotion de la recherche autochtone en Arctique. Un poster communiqué sur la liste de diffusion de Northern Research Network le 19 mai 2010 annonce : « From research to action!: A career in research can help shape international policies that affect you! ».

D’autre part sur le plan politique, l’ICC rédige une Déclaration Inuit Circumpolaire sur la Souveraineté en Arctique. En effet, estimant que la déclaration d’Ilulissat de 2008 sur la souveraineté arctique des ministres représentant les cinq pays riverains de l’Arctique n’affirmait pas suffisamment les droits que les Inuit ont obtenu à travers des lois internationales, des revendications territoriales et des processus d’autonomisation gouvernementale, l’Inuit Circumpolar Council adopte en avril 1989 à Tromsø une déclaration sur la souveraineté de l’Arctique (ICC 2009). Cette déclaration stipule entre autres qu’il est impératif pour ceux qui veulent utiliser la terre des Inuit de parler d’abord avec eux et de respecter leurs droits. La souveraineté n’est pas une notion nouvellement avancée par l’ICC, mais la déclaration de l’ICC par sa formulation et son ampleur appelle une attention nouvelle. Cette déclaration de l’ICC sur le plan du droit signale bien que dans le contexte actuel du changement climatique et de la perspective d’une intensification de l’exploitation de ressources du sous sol arctique, les titulaires des pouvoirs exécutifs des Etats maîtrisent encore les décisions politiques relevant de la politique internationale. Une réunion des cinq pays riverains de l’arctique (Canada, Etats-Unis, Danemark-Groenland, Norvège et Russie) prévue à Chelsea le 29 mars 2010 poursuivant l’objectif d’explorer un "nouvelle conception du développement économique et de la protection environnementale » excluait ainsi de son invitation les représentants inuit. Catherine Loubier, porte-parole du Ministre des Affaires étrangères Lawrence Cannon, a expliqué qu’Ottawa était « ouvert et intéressé par les points de vue des Inuit  sur un grand nombre de questions » mais que la réunion était « une discussion politique au niveau ministériel entre les Etats qui ont des intérêts et des responsabilités dans l’Océan Arctique » (AFP).

Détenant des droits reconnus au niveau national, soutenus par des déclarations internationales et la jurisprudence internationale en matière d’environnement, les Inuit n’ont pourtant pas accès à un pouvoir décisionnel pour ce qui affecte leur vie dès lors que la gouvernance se situe à un niveau international où la structuration stato-centrée prédomine.

 

Dans une communication donnée à Moscou, lors d’un panel consacré aux questions sociales, Patricia Cochran souligne les insuffisances de la gouvernance inuit actuelle : « (…) equitable economic participation for indigenous communities means more than just local people receiving some share of the monetary benefits of local development. While these financial resources are much needed, simple payments can foster a sense of dependency on institutions and bureaucracies which do not sustainably develop communities and can in fact be quite harmful as we often observe in Inuit communities in Alaska and Canada. Rather, equitable economic participation means that indigenous peoples are involved in those resource development decisions from the beginning of each project, and have free, prior and informed consent to choose or not choose any given project » (Cochran 2010).

Le cas du Groenland se distingue des autres États arctiques. Au Groenland, les responsables politiques ne mettent pas l’accent sur les conséquences négatives du changement climatique (Nuttall non daté) : au contraire, ils « invitent leurs concitoyens à réfléchir d’une façon constructive aux possibilités offertes par ce changement ». Le gouvernement souhaite, selon Nuttall, « faire savoir que le Groenland est ouvert aux entreprises et qu’il faut remercier le changement climatique pour ces nombreuses possibilités ». Deux différences majeures distinguent le Groenland des autres   pays arctiques : d’une part le Groenland où la population inuit est majoritaire bénéficie d’un gouvernement autonome. D’autre part il a la maîtrise du sous-sol et peut envisager le développement d’industries extractives, afin d’alléger la dépendance économique vis-à-vis du Danemark (470 millions d’euros de subvention annuelle) sans laquelle il est impossible d’envisager pour le futur une indépendance politique.

Aqqaluk Lynge, à l’occasion d’un séminaire sur les Droits des peuples autochtones au Groenland (2009) souligne le fossé croissant entre le discours politique des dirigeants groenlandais et les réalités sociales et environnementales. Il rappelle des textes fondateurs du droit international, depuis l’International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination en 1965 jusqu’à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones en 2007, pour tenir le gouvernement dans le devoir d’obtenir un «accord libre,   préalable et informé des communautés affectées par les initiatives et projets de développement ». Nuttall précise que si les Groenlandais sont

« divisés sur les mérites d’un éventuel boom pétrolier », ils sont en revanche « plus nombreux à s’inquiéter du manque  de lois et dispositions assurant l’information du public et de règlements contraignants en matière d’études d’impact environnemental et social. »

 

Poser aujourd’hui la question de la gouvernance autochtone en termes scientifiques pourrait laisser supposer que les Inuit aient acquis de part leur proximité historique et culturelle avec l’environnement une expertise naturelle. Or les enjeux écologiques actuels dépassent l’échelle locale à laquelle les populations autochtones ont été les plus confrontées, quand bien même les déplacements qu’elles effectuent dans le cadre de la pratique de la chasse ou de la vie sociale peuvent couvrir de très longues distances. Il est clair également que la connaissance inuit de l’environnement est instrumentalisée par les leaders autochtones pour faire jouer des leviers politiques (Nuttall 2000b : 627 et 635). Les perspectives autochtones sur les relations entre l’homme et l’environnement ont enfin été utilisées pour légitimer des oppositions à des politiques de développement (Nuttall 2000a : 407). Cette réserve sur l’expertise environnementale autochtone explique l’initiative de l’ICC de promouvoir la recherche scientifique autochtone aujourd’hui alors que l’environnement circumpolaire est affecté dans sa globalité par les phénomènes de réchauffement climatique et se transforme de façon rapide et spectaculaire (Unesco 2010), de développement des industries extractives et, selon une ampleur et une échelle encore incertaines, des transports maritimes (Lasserre 2010).

L’histoire montre la volonté affirmée et répétée des Inuit de décider de leur futur. Ce qui implique une participation effective sur les questions autant économiques, culturelles qu’environnementales, ce qui est le propre d’un projet politique. En matière d’économie, le Groenland s’engage dans une voie qui dans ses fondements (économie capitaliste), et/ou dans ses modalités de mise en œuvre (contrôle environnemental), fait débat à l’intérieur même de la société groenlandaise, un débat caractérisant la dynamique d’un espace démocratique.

Dans l’histoire politique inuit, la colonisation constitue un processus déclencheur de mouvements de revendications et d’autonomie, avant même que la question de l’exploitation des ressources ne dynamise et n’organise les mouvements de revendications. À l’exception notable du Groenland, l’établissement de règlementation à l’échelle locale ou de gouvernements territoriaux a éteint les revendications territoriales et autres droits. Les arguments qui au moins jusque dans les années 1970 prévalaient pour écarter les populations inuit de toute gouvernance ont été largement contestés, qu’il s’agisse d’une temporalité inuit supposée inconciliable avec la modernité (Csonka 2005), ou d’une incompatibilité apparente de modes de gouvernance (Fenge et Funston, 2009, The Arctic Governance Project 2010). La Déclaration des Nations Unies sur les droits des populations autochtones, que le Canada s’est engagée à soutenir le 2 novembre 2010, inclut précisément un droit à la participation politique : « Les peuples autochtones ont le droit de disposer d'eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel. Ils ont le droit de maintenir et de renforcer leurs spécificités d'ordre politique, économique, social et culturel, ainsi que leurs systèmes juridiques, tout en conservant le droit, si tel est leur choix, de participer pleinement à la vie politique, économique, sociale et culturelle de l'Etat. » 

L’enjeu des débats actuels consiste à savoir quelle forme cette participation pourrait prendre, et à quel niveau de la hiérarchie politique elle s’exercera. Pour ce qui concerne le Conseil arctique, la Déclaration qui le fonde a bien précisé que le statut de participant permanent accordé à des organisations autochtones ne signifie pas que les états arctiques reconnaissent les droits que les populations autochtones ont acquis grâce au droit international (Nuttall, 2000b : 633[ND1] ). Dans le système stato-centré actuel, il est peu probable que les avancées du droit environnemental suffisent pour que les populations inuit soient associées aux processus de décisions dans le domaine des orientations de plus en plus décisives de la politique internationale.

Dans l’histoire politique inuit, la colonisation constitue un processus déclencheur de mouvements de revendications et d’autonomie, avant même que la question de l’exploitation des ressources ne dynamise et n’organise les mouvements de revendications. À l’exception notable du Groenland, l’établissement de règlementation à l’échelle locale ou de gouvernements territoriaux a éteint les revendications territoriales et politiques. Dans le système stato-centré actuel, il est peu probable que les avancées du droit environnemental suffisent pour que les populations inuit soient associées aux processus de décisions dans le domaine des orientations de la politique internationale.

 

 

 

 

ARCHER Clive, SCRIVENER David, 2000, « International Co-operation in the Arctic Environment », in Mark Nuttall, Terry V. Callaghan, The Arctic. Environment, People, Policy, Amsterdam, Overseas Publishers Association, pp. 601-619.

 

BRØSTED Jens, GULLØV Hans Christian, 1976, « Recent Trends and Issues in the Political Development of Greenland », adapté d’une présentation au XLII Congrès International des Américanistes, Paris, Septembre 1976.

 

CANADIAN ESKIMO ART COUNCIL, 1972, Minutes du 27 novembre 1972, vol. 2168, National Archives of Canada, Ottawa.

 

CANOBBIO Eric, 2009, Géopolitique d’une ambition inuite. Le Québec face à son destin nordique, Québec, Septentrion.

 

CHATURVEDI Sanjay, 2000, « Arctic Geoplitics Then and Now », in Mark Nuttall, Terry V. Callaghan, The Arctic. Environment, People, Policy, Amsterdam, Overseas Publishers Association, pp. 441- 458.

 

CHAVAGNEUX Christian, 2004, Economie politique internationale, Paris, La Découverte.

 

COCHRAN Patricia, 2010, Notes for a Panel Discussion « Social projects for improving the quality of life of Indigenous Peoples of the North” at the International Arctic Forum The Arctic – Territory of Dialogue, Moscou, 22-23 septembre 2010.

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