ETUDE DES "DETERMINANTS" DES COMPORTEMENTS DES ENTREPRISES PUBLIQUES
Philippe BANCE *
Résumé
* Université de Rouen.
Revue POLITIQUES et MANAGEMENT PUBLIC, Volume 12, n° 3, septembre 1994. © Institut de Management Public - 1994.
Bance Philippe. Étude des "déterminants" des comportements des entreprises publiques. In: Politiques et management public, vol. 12, n° 3, 1994. pp. 1-19.
ETUDE DES "DETERMINANTS" DES COMPORTEMENTS DES ENTREPRISES PUBLIQUES
Philippe BANCE *
Résumé
* Université de Rouen.
Revue POLITIQUES et MANAGEMENT PUBLIC, Volume 12, n° 3, septembre 1994. © Institut de Management Public - 1994.
Philippe BANCE
Dans une récente étude statistique^, nous nous sommes attachés à analyser les évolutions de poids et de comportements des entreprises publiques des différents pays de la Communauté européenne durant la période 1963-1988. La comparaison avec les secteurs privés nous a permis de faire ressortir trois grands types d'enseignements concernant les comportements publics.
On observe tout d'abord sur longue période de fortes spécificités des entreprises publiques : leurs comportements s'écartent parfois considérablement de ceux de leurs homologues privées. Ainsi, l'indicateur que nous avons retenu pour mesurer les spécificités des comportements des secteurs publics (à savoir le rapport des pourcentages de formation brute de capital fixe et de valeur ajoutée des entreprises publiques dans l'ensemble des entreprises non financières non agricoles^) atteint fréquemment des niveaux élevés. Cet indicateur est constamment supérieur à l'unité^. Il s'élève parfois à quatre ce qui signifie en d'autres termes que le secteur public a alors une "propension à investir" quatre fois supérieure à celle du secteur privé.
Ces décalages comportementaux présentent en second lieu un caractère très évolutif dans le temps. Pour l'ensemble de la Communauté européenne, notre indicateur passe ainsi de 3 à 1 ,75 de 1 963 à 1 971 . On ne peut donc considérer les entreprises publiques comme de simples instruments que les autorités de tutelle utiliseraient de manière permanente et avec une constante intensité. Il ne peut être non plus question de soutenir l'existence de comportements stables, a-historiques, des entreprises publiques en économie de marché4.
Le troisième enseignement est celui de la diversité des comportements des secteurs publics nationaux. Des analogies sont pourtant décelables entre différents secteurs publics communautaires : éloignement des comportements publics et privés durant les années soixante-dix et rapprochement depuis lors. Mais, les trajectoires comportementales et les décalages public-privé sont souvent assez contrastés d'un pays à l'autre. L'Allemagne semble ainsi connaître une phase d'éloignement des comportements publics et privés durant les années quatre-vingt. C'est dire que l'on ne peut analyser les comportements publics sans tenir compte de déterminations nationales^.
1 Cf. P. Bance et L. Monnier, "Rétrospective du rôle des entreprises publiques dans la Communauté européenne", Entreprises publiques et marché unique, ouvrage sous la direction de L Monnier, LABOR.1992.
2 Cet indicateur peut prêter à discussion mais s'avère, parmi ceux que l'on peut construire à l'aide des statistiques disponibles, le plus représentatif des décalages comportementaux public-privé. Aussi, la critique que nous porterons ci-après aux approches traditionnelles sera-t-elle centrée sur leur formalisation des comportements d'investissement.
3 Un niveau égal à l'unité signifie qu'il y a identité des comportements public et privé puisqu'à 1 % de valeur ajoutée publique ou privée dans l'économie correspond le même pourcentage de FBCF de chaque secteur.
4 Comme le suggère par exemple l'économie publique néoclassique.
5 Et ceci même si, en Europe, la construction communautaire constitue, depuis l'Acte unique, un puissant facteur d'homogénéisation des comportements publics à travers l'action
Etude des "déterminants" des comportements des entreprises publiques
Complétons ce propos par un autre constat : au sein d'un même secteur public national, les comportements diffèrent très sensiblement d'une entreprise à une autre. C'est ainsi que les spécificités des comportements des Grandes Entreprises Nationales sont en permanence nettement plus marquées que celles des autres entreprises publiques françaises.
L'ensemble de ces considérations appelle des développements théoriques sur la nature des comportements publics. Comment expliquer en effet l'existence de comportements publics "décalés" par rapport à ceux du secteur privé ? Quels sont les déterminants des phases de rapprochement et d'éloignement des comportements publics de ceux du secteur privé ? Comment appréhender les différences comportementales d'un secteur public à un autre, d'une entreprise publique à une autre ?
L'examen des thèses traditionnelles concernant les déterminants des comportements d'entreprise permettra de mieux situer les limites de telles analyses face aux entreprises publiques. On verra ainsi que seule une démarche dialectique est en mesure de fournir une méthode pertinente pour appréhender l'ensemble des comportements publics. Il s'agira alors d'expliciter les traits d'une telle démarche et les déterminants des comportements publics.
Appliquer aux entreprises publiques les analyses traditionnelles des déterminants des comportements d'entreprises est doublement contestable : la portée explicative et la pertinence méthodologique de ces approches sont sujettes à caution. Notre propos s'attachera donc à en montrer les limites sans pour autant dresser un panorama complet de ces théories explicatives. On exposera simplement les raisons qui font que des analyses, dont la norme est l'entreprise privée, sont inadaptées pour interpréter les comportements des entreprises publiques, du fait de leur complexité intrinsèque.
La confrontation des analyses et des modèles traditionnels de l'investissement aux comportements réels des entreprises publiques permet le mieux de situer les carences d'approches focalisant sur le secteur privé. Les comportements d'investissement sont en effet très révélateurs des différences qui existent entre entreprises publiques et privées.
Nous commencerons par effectuer un bref rappel des déterminants de l'investissement dans les analyses traditionnelles, sans entrer pour autant dans le détail des formalisations puisqu'il s'agit d'évoquer une incapacité à interpréter les comportements publics dans leur ensemble. Trois grands types
normalisatrice de la Commission européenne. Cf. Entreprises publiques et marché unique, op. cit.
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de déterminants en rassortent : le taux d'intérêt du marché financier, la demande s'adressant aux entreprises et les profits réalisés.
Dans les approches néoclassique et keynésienne, des diagnostics similaires sont posés : la confrontation de la productivité marginale du capital (pour la première) ou de l'efficacité marginale du capital (pour la seconde) et du taux d'intérêt du marché financier détermine le niveau des investissements réalisés par les entreprises. Il en résulte que l'investissement est une fonction décroissante du taux d'intérêt. On mesure immédiatement les limites de ce type de facteurs explicatifs pour appréhender dans leur globalité les comportements d'investissement des entreprises publiques. Les fortes fluctuations de ces investissements depuis l'après-guerre ne peuvent se ramener à des variations de sens inverse des taux d'intérêt. Ainsi, au début des années quatre-vingt, le volume des investissements et le taux d'investissement des entreprises publiques françaises continuaient à croître pour atteindre des niveaux inégalés depuis trente ans, alors que les taux d'intérêt réels s'élevaient considérablement^.
Ces considérations valent également pour les théories explicatives de l'investissement fondées sur la demande et en particulier pour le principe d'accélération (qu'il s'agisse de l'accélérateur simple ou flexible). Dans ces analyses, la demande s'adressant aux entreprises est en effet censée, compte tenu de leur stock de capital, susciter les investissements permettant d'y répondre. Or, des liaisons négatives entre le niveau des investissements des entreprises publiques et celui de leur demande se sont très souvent produites. Ce fut en particulier le cas pour de nombreuses entreprises publiques durant les toutes premières années de crise économique.
Les analyses reposant sur le critère des profits réalisés ne sont pas plus satisfaisantes pour comprendre les évolutions des investissements publics. Ces approches établissent en effet une relation positive entre le niveau des profits réalisés par les entreprises et leurs investissements^. Or, à l'évidence, une faible rentabilité, voire des profits négatifs ne sont pas de nature à réduire de manière systématique les investissements publics. Les enseignements de l'économie publique, qu'elle soit d'inspiration néoclassique, keynésienne ou marxiste, sont d'ailleurs clairs : la recherche du profit ne constitue pas un mobile permanent dans les comportements des entreprises publiques.
Face aux limites évidentes de chacune des théories traditionnelles dans l'explication des comportements d'investissement des entreprises publiques, on pourrait penser qu'une combinaison de ces différentes approches donne des résultats plus satisfaisants. Un examen des tentatives françaises de
On ne peut soutenir par ailleurs que, dans le même temps, les évolutions de l'efficacité et de la productivité marginales du capital des entreprises publiques puissent expliquer ces variations.
Cf. le modèle de Kalecki, in Théorie de la dynamique économique, qui en constitue une formulation sophistiquée puisqu'il intègre, par delà les profits, le stock de capital existant et l'épargne brute des entreprises.
Etude des "déterminants" des comportements des entreprises publiques
modélisation des comportements d'investissement infirme ce point de vue.
Les grands modèles économétriques français fondent bien évidemment leurs formalisations sur les approches théoriques dominantes que nous venons d'évoquer sommairement. Le traitement réservé aux comportements d'investissement des entreprises publiques dans ces modèles donne donc une confirmation de l'incapacité de ces approches (fussent-t-elles combinées) à représenter les comportements publics. La perplexité des économètres en la matière est en effet évidente, les comportements publics n'ayant jamais pu faire l'objet d'une véritable formalisation.
Dans certains modèles1 (STAR, METRIC, COPAIN), l'approche reste très globale puisqu'il s'agit d'expliquer l'accumulation du capital à l'aide de grandeurs macroéconomiques : des indicateurs d'accélération, de marge de profit, d'endettement ou de taux d'intérêt en constituent les classiques déterminants. Les spécificités comportementales publiques sont donc tout bonnement ignorées, ce qui revient à faire une hypothèse d'uniformité des comportements publics et privés. Chercher à avoir une idée fidèle des schémas d'accumulation globale, en ignorant que les mobiles d'investissement d'une fraction importante du capital dépendent de tous autres déterminants, relève alors de la quadrature du cercle.
Dans d'autres modèles (en particulier DMS, PROPAGE, MOGLI), où l'on procède à une désagrégation en branches (ou secteurs), les difficultés de la formalisation des comportements publics apparaissent sans voile. Certaines branches, telles l'Energie, les Télécommunications ou les Transports^, dans lesquelles prédominent les Grandes Entreprises Nationales, sont ainsi fréquemment exclues des modèles (elles sont rendues exogènes) : aucune représentation des comportements d'investissement des entreprises de la branche n'est donnée, ceux-ci étant supposés relever de facteurs politiques. Certaines branches dominées par les GEN font cependant l'objet d'un traitement spécifique, les déterminants restant alors les classiques critères du profit, du taux d'intérêt ou de l'accélération. Il convient d'ailleurs de souligner à cet égard que les formalisations retenues pour ces branches diffèrent sensiblement d'un modèle à un autre**. En ce qui concerne les
Cf. R. Boyer, "La croissance française de l'après-guerre et les modèles macroéconomiques",
Revue économique, 5-1976 ; P. A. Muet, "La modélisation macroéconomique", Statistiques et
études financières, série orange, n° hors série, 1979. Sur les modèles DMS, PROPAGE, voir
les Collections de l'INSEE, C 6465, C 103 ; sur le modèle METRIC, Annales de l'INSEE, n° 26-
Z7 ; sur le modèle COPAIN, Economie et Prévision, n° 48 ; sur le modèle MOGLI, Cahiers du
GAMA, n° 2-3, 1980, Economica.
L'agriculture fait également partie des branches exogènes dans les modèles DMS et
PROPAGE.
Ainsi, pour la branche Transport, c'est l'accélération qui est retenue dans les modèles MOGLI
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branches endogènes des modèles, aucune distinction n'est faite entre entreprises publiques et privées. Les comportements sont spécifiques à la branche et reposent sur les critères des analyses traditionnelles que l'on plaque aux entreprises publiques.
On mesure ici toute l'ambiguïté de la démarche dans ces approches désagrégées : le découpage des comportements est opéré au niveau de la branche ou du secteur et non sur la base du critère du contrôle public ou privé. Il peut ainsi sembler paradoxal de considérer, d'une part, que les comportements ne sont pas formalisables (ils sont exogénéisés) dans certaines branches où dominent les entreprises publiques parce que les décisions d'investissement relèvent du domaine politique et, d'autre part, que les autres entreprises publiques ont des comportements de type privé. Cela revient à nier l'existence de spécificités comportementales publiques pour ne prendre en considération que des spécificités sectorielles. Cette hypothèse implicite de la démarche est démentie par l'observation : quel qu'en soit le secteur d'activité, l'entreprise publique peut présenter des spécificités de comportements. Les entreprises publiques concurrentielles françaises ont ainsi joué, au milieu des années quatre-vingt, un rôle contracyclique par l'investissement en prenant le relais des GEN qui ne pouvaient, pour des raisons financières, poursuivre leur effort des années 1973-1979. On pourra seulement soutenir que les entreprises traitées à part dans les modèles (les GEN), ont des spécificités comportementales beaucoup plus marquées que les autres entreprises publiques.
Faut-il en conclure que les auteurs des modèles français sont passés à côté d'une représentation correcte des comportements publics qu'ils auraient pu donner en renonçant à un découpage en branches ou secteurs d'activité ? Le point de vue qui nous semble pertinent est d'une autre nature : les comportements publics ne peuvent s'appréhender dans toute leur complexité à partir de modèles économétriques. Le caractère peu probant des représentations des comportements dans les branches à traitement spécifique des modèles français en constitue un premier indice.
L'absence d'approches économétriques retraçant l'ensemble des comportements publics conforte cette position. La tentative pour modéliser les comportements d'investissement des entreprises publiques françaises, réalisée par A.l. Hamdouch, nous paraît à cet égard très illustratrice de l'insolubilité du problème si l'on entend le résoudre en lui donnant une formulation économétrique1 . L'auteur, qui se fixe au départ pour objectif de formaliser les comportements publics, dissocie tout d'abord Grandes Entreprises Nationales et Autres entreprises publiques. Cette approche se justifie bien sûr en termes purement quantitatifs (niveau et évolution des investissements). Mais elle revient implicitement à renoncer à une représentation d'ensemble des comportements publics. Cette impossibilité de donner une interprétation globale est d'ailleurs confirmée par les conclusions
et PROPAGE alors que c'est le profit dans le modèle DMS.
Cf. A.l. Hamdouch, Les investissements publics en France en longue période, Doctorat de 3ème cycle, Université de Paris 1, 1984, p. 195-211. Malgré l'échec de la formalisation et le caractère peu probant des conclusions, ce travail n'en reste pas moins intéressant.
Etude des "déterminants" des comportements des entreprises publiques
même de l'auteur lorsqu'il étudie, à un niveau plus fin, les comportements des entreprises publiques hors GEN. Il observe en effet une grande diversité des comportements qui ne peut être résumée par un modèle unique. On retrouve alors le terrain sectoriel des modèles français. Mais c'est pour admettre, du fait du caractère bien plus fluctuant et du niveau élevé des investissements publics eu égard aux entreprises privées de la branche correspondante, que "les entreprises publiques hors GEN ont un comportement d'investissement qui n'est pas indépendant de l'influence des pouvoirs publics". Concernant les Grandes Entreprises Nationales, l'auteur teste tout d'abord un modèle fondé sur le triptyque Accélération-profit-endettement (MAPE) dont les variables explicatives trouvent leur origine dans les modèles DMS, PROPAGE et MOGLI. Il en montre le caractère non explicatif en obtenant "des coefficients négatifs pour le taux de profit et la variable d'accélération". Il en conclut que "le rythme d'accumulation des GEN est déterminé à moyen-long terme par des choix de politique économique". La modélisation des comportements publics ne trouve plus comme champ d'application que l'accumulation à court terme formulée dans un nouveau modèle dit d'accumulation-prix -endettement. Les variables explicatives en sont alors le niveau des prix pratiqués par les GEN, les subventions d'exploitation reçues et l'encours des dettes à moyen-long terme et des obligations. Cette démarche se comprend aisément : dans la mesure où les répercussions des choix politiques ne sont pas formalisables de manière stable, l'auteur les exclut du champ d'analyse. Mais à supposer que la formulation de court terme soit correcte - ce dont nous doutons de par l'existence d'interventions à caractère conjoncturel des autorités publiques sur la gestion de leurs entreprises - on perd ici l'essentiel : l'appréhension de la nature et du poids des interventions de l'Etat sur les comportements des GEN. Si l'auteur considère d'ailleurs que le rythme d'accumulation est déterminé par des choix de politique économique qui visent à mettre en place des conditions de production suffisantes pour un horizon temporel donné, il ne précise nullement comment est fixé ce niveau jugé suffisant. La dimension subjective de cette grandeur ne peut donc être négligée. Un ministre français des Postes et Télécommunications ne déclarait-il pas, au début des années soixante-dix, que le téléphone était un gadget, légitimant ainsi le sous- développement du parc téléphonique et la faiblesse des investissements réalisés. Cette "appréciation" a été totalement infirmée par la suite. Il nous faudra revenir sur ce caractère "idéel" des comportements publics.
Les insuffisances des modélisations des comportements publics se situent donc à plusieurs niveaux. Une large part des déterminants des comportements publics - ceux qui émanent des autorités de tutelle - se trouve négligée car elle ne peut être modélisée. Par ailleurs, certains comportements sont tout bonnement alignés sur ceux du secteur privé. On retrouve ici de classiques faiblesses d'une analyse quantitative totalisante : ce qui ne peut être formalisé est, soit évacué en niant son existence ou plus correctement en l'excluant du schéma d'interprétation pour "anormalité"1 , soit, et ceci est plus grave, dénaturé en pliant la réalité aux besoins propres de la
1 C'est le cas pour les GEN des branches exogènes dans les grands modèles macroéconomiques français.
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formalisation^. On pourra y voir la manifestation du fait, "qu'en dépit des progrès qu'elle a pu réaliser, l'économie politique reste marquée par les préjugés mécanicistes qu'elle tient de ses origines"^. L'adoption d'une démarche dialectique dans l'étude des comportements publics semble donner une réponse plus satisfaisante au problème.
L'analyse des modèles macroéconomiques français a permis de montrer que ce type de problématique bute sur les déterminants dits "politiques" des comportements des entreprises publiques. Pourtant, il ne peut être question de contester toute influence de facteurs tels que la demande, les taux d'intérêt voire la rentabilité (et l'endettement) sur les comportements publics. C'est dire que les comportements de l'entreprise publique se trouvent sous l'influence conjointe de déterminants traditionnels des comportements d'entreprises et de déterminants spécifiques (les sollicitations des autorités de tutelle faisant jouer un rôle régulateur aux entreprises publiques). On retrouve, sur ce second point, le terrain habituel de l'économie publique. Mais, dans le cadre d'une analyse qui se veut théorique tout autant qu'historique, la question ne consiste pas à répertorier et classifier les différents types d'interventions que sont en mesure de remplir les entreprises publiques. Il s'agit plutôt, face au caractère très fluctuant (tant dans les modalités que dans l'intensité) de ces interventions dans le temps, l'espace et à l'intérieur même d'un secteur public, de comprendre ce qui structure les comportements des entreprises publiques et leurs évolutions. En d'autres termes, il convient d'expliciter l'articulation dynamique qui existe entre facteurs classiques et spécifiquement publics des comportements des entreprises publiques.
On peut soutenir dans un premier temps que les comportements publics émanent de la confrontation (d'une dialectique) entre des mobiles d'entreprises (sous-tendus par la recherche du profit maximal ou par des comportements de technostructure, émanant des directions d'entreprises publiques) et des mobiles de régulation économique, politique ou sociale (que génèrent les pouvoirs publics). La diversité des comportements publics dans le temps, l'espace et au sein même des patrimoines étatiques peut alors être interprétée comme la résultante de la "disponibilité stratégique des capitaux publics". Les entreprises publiques peuvent ainsi assumer des missions publiques du fait d'une aptitude à s'émanciper du mobile de mise en valeur maximale du capital3. Cette disponibilité n'étant que potentielle, on comprend alors le caractère fluctuant des trajectoires publiques, en particulier l'alternance de phases de rapprochement et d'éloignement vis à vis des comportements privés, rythmée par de faibles et de fortes sollicitations de
Les entreprises publiques hors GEN sont traitées de la sorte dans les grands modèles.
H. Denis, La formation de la Science économique, P.U.F., 1973, p. 333. Voir aussi
M. Dobrzynski et B. Dupont, La genèse de l'économie mathématique, Cournot, Walras,
Paréto, Thèse de 3ème cycle, 1983, Université de Paris 1.
Cf. L. Monnier, Capitaux publics et stratégie de l'Etat, PUF, 1977.
Etude des "déterminants" des comportements des entreprises publiques
l'Etat vis à vis de ses entreprises.
Cette approche, qui inscrit la dialectique entre directions d'entreprises publiques et autorités de tutelle comme déterminante pour expliquer la nature et les évolutions des comportements des entreprises publiques, nous semble pertinente. Nous chercherons cependant à développer en amont cette problématique. Il convient en effet de comprendre les raisons qui font que, durant certaines périodes, en certains lieux, ce sont plutôt les thèses managériales qui prédominent (privatisation des comportements publics) alors qu'en d'autres, les positions des pouvoirs publics élargissent leur influence (publicisation comportementale)1. Il faut également chercher à comprendre pourquoi, à un moment donné, la disponibilité des capitaux publics est très variable au sein d'un même secteur public (compte tenu des différences de positionnement sectoriel).
Nous considérerons que, derrière la dialectique des institutions (les entreprises et les autorités^), se cache une autre dialectique qui détermine la nature des comportements des entreprises publiques : celle des représentations et des facteurs matériels portant sur le secteur public.
Par déterminants idéels, nous entendrons l'ensemble des représentations - concernant tout à la fois le rôle des entreprises publiques elles-mêmes que
les modalités d'intervention des pouvoirs publics - qui influent sur les comportements des entreprises publiques. Par opposition, les déterminants matériels seront pour nous les facteurs objectifs, quantifiables qui structurent ces mêmes comportements : évolution des taux de croissance,
de chômage, d'inflation, capacité propre du secteur public à répondre aux
sollicitations de l'Etat, etc.
Ces facteurs idéels et matériels interagissent de manière permanente les uns par rapport aux autres : ils ne peuvent être autonomisés dans l'évolution des trajectoires publiques. Cela n'empêche nullement de les analyser successivement en tant que composantes élémentaires d'un mouvement global.
Nous contestons donc les thèses selon lesquelles, dans les rapports de forces entre pouvoirs publics et directions d'entreprises publiques, les secondes imposent leurs vues du fait de l'asymétrie de l'information : les trajectoires publiques ne nous semblent pas trouver d'explication si l'on fait cette hypothèse.
Cette dialectique peut s'exprimer également entre autorités politiques elles- mêmes. C'est le cas aujourd'hui dans le cadre de la CEE, la Commission européenne ayant, depuis l'Acte unique, largement étendu ses prérogatives (au détriment des États-nations) en matière de politique industrielle et sur les comportements des entreprises publiques. Cf. P. Bance, "Le coût de la non-Europe industrielle", Annales de l'économie publique, sociale et coopérative, 2/1991.
10 Philippe BANCE
Nous distinguerons ici les cycles longs des idées dominantes sur les phénomènes économiques, les inflexions politiques et l'image de marque des entreprises publiques. Elles ont en effet des répercussions foncièrement différentes sur les trajectoires comportementales publiques : les premières contribuent à définir sur longue période les caractéristiques principales de la "fonction instrumentale" du secteur public, les secondes conduisent à des modulations dans le temps et l'espace par rapport à ces principes et la troisième introduit des différenciations entre entreprises au sein d'un secteur public.
• Cycles des représentations économiques et comportements des entreprises publiques
La nature et les évolutions des comportements publics ne peuvent être dissociés des théories dominantes qui balisent l'attitude de l'Etat vis à vis de l'économie et la font accepter à un niveau décentralisé. C'est l'affirmation du keynésianisme qui, en légitimant l'intervention directe de l'Etat dans l'économie -même s'il s'agit de l'intervention conjoncturelle- a largement contribué à l'extension du poids et corrélativement à l'instrumentalisation du secteur public. La disponibilité des capitaux publics pour assumer des missions de politique économique leur a conféré bien souvent (même si l'on remarque, il est vrai, de sensibles variantes selon les pays1) un statut important dans la régulation de l'activité économique. L'importance de l'investissement des entreprises publiques (voire le rôle pilote que l'on a souvent fait assumer à ces sociétés dans le domaine social, notamment dans l'après-guerre) sont caractéristiques d'une conception instrumentale keynésienne du secteur public très largement partagée : la stimulation de la demande globale et la création d'un effet multiplicateur.
La mise en cause du keynésianisme et la montée en puissance des thèses libérales à partir de la fin des années soixante-dix (économie de l'offre, théorie des droits de propriété, théorie des marchés contestables) ont contribué à bouleverser dans de nombreux pays les conceptions antérieures sur le statut instrumental du secteur public. Ces théories sont en effet porteuses d'une mise en cause radicale de l'intervention de l'Etat lui-même qui se trouve transposée et amplifiée concernant l'appropriation publique : l'indispensable développement de la concurrence, les effets pervers et le manque d'efficacité du secteur public étant évoqués. La dénationalisation ou l'ouverture à la concurrence deviennent alors des leitmotive. De telles conceptions poussent ainsi à la privatisation des comportements de la plupart des entreprises publiques : pour dénationaliser ces sociétés, il est nécessaire de les rendre attrayantes pour les investisseurs privés, donc de réaliser leur
1 Le secteur public peut être considéré comme une des formes alternatives possibles (la plus directe) de l'intervention des pouvoirs publics dans l'économie. Le choix opéré quant à la nature des différents instruments est révélateur d'une certaine perception (une représentation) des modalités possibles de l'intervention de l'Etat.
Etude des "déterminants" des comportements des entreprises 1 1
publiques
assainissement et renoncer à des fonctions de régulation aux conséquences financières négatives pour les entreprises et l'Etat1 .
Ces représentations ne jouent pas seulement un rôle déterminant pour la définition ou le rejet de la fonction instrumentale assumée par les entreprises publiques. Elles sont de nature à retarder ou amplifier les ajustements dans les comportements publics induits par les évolutions de l'environnement économique.
Les années soixante-dix, voire le début des années quatre-vingt, ont ainsi été marquées dans bien des pays par une "hyper- instrumentalisation" des entreprises publiques : le "raidissement" de politiques de sortie de crise d'inspiration post-keynésienne a parfois amené les pouvoirs publics à une sur-utilisation de leurs entreprises (effectifs pléthoriques, investissements inadéquats, etc.). Ces attitudes sont révélatrices d'un excès de confiance dans l'aptitude des instruments traditionnels, et en particulier du secteur public, à permettre la sortie de crise. On peut y voir un "fétichisme du secteur public", porteur d'une très profonde mise en cause ultérieure, en particulier dans les pays où la dérive instrumentale a été grande. L'exemple britannique est très illustrateur de cette "mécanique idéelle". Les années quatre-vingt y furent en effet celles d'un fétichisme du libre marché, de l'entreprise et de l'initiative privées. On procéda ainsi à des dénationalisations massives et l'on fit disparaître corrélativement des instruments traditionnels qui, s'ils ne permettaient pas la sortie de crise, pouvaient contribuer à atteindre certains objectifs de politique économique^. La croyance en une dynamique retrouvée (une sortie de crise) par restauration de la confiance grâce au désengagement de l'Etat sont typiquement la résultante d'une représentation de l'économie qui fait table rase du passé sur des bases très largement idéelles3.
L'attitude des autorités communautaires à l'égard des comportements des entreprises publiques est également très symptomatique d'une conception normative dont les référentiels sont la libre concurrence et la société privée. La Commission européenne considère ainsi que le comportement des Etats nationaux vis à vis des entreprises publiques doit être celui de l'actionnaire privé. Concernant les comportements d'investissement des entreprises, la norme est celle de l'investisseur dit "avisé", qui est celui qui recherche la rentabilité maximale. Ces conceptions reviennent à perdre de vue les spécificités comportementales publiques (et les conditions de fonctionnement concrètes des économies) pour y substituer une norme, un idéal qui est celui de la philosophie et de l'économie libérale mais que l'on n'a jamais pu observer avec un tel degré de "pureté" dans aucune économie réelle.
L'objectif étant également la réduction des déficits budgétaires, la dénationalisation, voire
accessoirement les dividendes distribués par les entreprises publiques permettent d'y
contribuer.
Le secteur public britannique n'est plus en mesure, du fait de son faible poids dans
l'économie, de jouer aujourd'hui un rôle réel de régulation dans l'économie. Cf P. Bance et
L. Monnier, op. cit.
On pourra y voir également la résultante de considérations matérielles.
12 Philippe BANCE
• Les représentations du rôle des entreprises publiques dans la reproduction politique
La disponibilité des entreprises publiques pour assumer des tâches décidées par les autorités en fait un instrument de reproduction politique. Cette fonction instrumentale peut cependant prendre des formes différentes suivant l'approche qu'en ont les pouvoirs publics. Il peut s'agir en effet de sollicitations reposant sur la régulation économique et sociale ou d'utilisations à des fins idéologiques et budgétaires.
En participant à la régulation économique et sociale, les entreprises publiques contribuent bien évidemment à la reproduction politique : un bilan économique satisfaisant constitue un atout pour une réélection. Aussi assiste-t-on fréquemment à de nettes inflexions (à la publicisation) des comportements des entreprises publiques à proximité des échéances politiques1 . Les sollicitations les plus diverses à l'égard des entreprises publiques se sont d'ailleurs produites dans le passé : compressions tarifaires, accroissements des effectifs, augmentations salariales, etc.
Si ces sollicitations présentent le plus souvent un caractère conjoncturel, elles peuvent également s'exprimer de manière durable, en particulier quand la dimension idéologique prend un caractère important pour la reproduction politique. L'idéologie des nationalisations pousse à la publicisation des comportements des entreprises publiques. L'idéologie du "tout privé" contribue quant à elle à la privatisation complète des comportements du secteur public puisqu'il s'agit de dénationaliser le plus rapidement possible. Sa base électorale peut ainsi bénéficier de réductions fiscales (du fait en particulier de l'assouplissement de la contrainte budgétaire) voire de plus- values par acquisitions de titres des sociétés privatisées sous-évaluées (comme dans le cas britannique durant les années quatre-vingt^).
• L'image des entreprises publiques dans l'appareil d'Etat
La variabilité des comportements publics d'un pays à un autre, d'une entreprise à une autre, trouve également une explication partielle dans l'existence de sensibilités et d'attitudes différenciées des Etats à leur égard. Les caractéristiques de la "culture d'entreprise publique" de l'appareil d'Etat sont de nature à influer en fait non seulement sur la permanence du secteur public mais aussi sur les trajectoires comportementales des entreprises le
Nous ne partageons pas pour autant les thèses de l'école du Public Choice : à notre sens, les élus n'ont pas pour seul objectif la maximisation de leurs chances de réélection (donc leur intérêt individuel) mais cherchent aussi à contribuer aux équilibres économiques et sociaux, à éviter en particulier que ne se développent de conflits entre groupes sociaux qui pourraient porter atteinte aux institutions qu'ils incarnent. Les politiques sont donc, pour nous, également porteurs d'une certaine conception de l'intérêt général non réductible à leur seul intérêt particulier.
Cf J. J. Santini, "Les dénationalisations au Royaume-Uni", Notes et Etudes Documentaires, n° 4 821, 1986-21. On peut également l'affirmer des dénationalisations françaises.
Etude des "déterminants" des comportements des entreprises 13
publiques
constituant. Les dénationalisations et la privatisation des comportements publics durant les années quatre-vingt en Grande-Bretagne ont non seulement pour origine la montée de l'uttra-libéralisme mais aussi l'image de marque très dégradée du secteur public du fait d'une incapacité à répondre aux espoirs (et contraintes excessives) qu'on avait mis en lui. Cette image a amplifié considérablement et inconsidérément le constat d'échec du secteur public britannique, voire l'idée d'une incurie intrinsèque de ce dernier. La privatisation de ses comportements apparaissait alors de manière dominante comme la seule alternative pertinente et permettait d'effectuer sa dénationalisation.
Mais, cette représentation ne joue pas seulement un rôle de catalyseur pour des changements : une propension inverse à la reproduction des comportements antérieurs peut également en émaner. La capacité ou l'incapacité des entreprises publiques à répondre dans le passé aux injonctions des autorités imprègne en effet souvent l'attitude de ces dernières. Il en est de même des résistances que les pouvoirs publics peuvent rencontrer face à des directions d'entreprises publiques qui développent parfois de nets comportements de technostructure, marqués par une profonde volonté d'émancipation vis à vis de l'Etat- actionnaire 1 . Les pouvoirs publics tendent alors à s'appuyer sur leur "vécu intériorisé" pour solliciter les entreprises publiques et non sur les possibilités réelles de ces dernières.
Il n'en reste pas moins que les facteurs matériels jouent un rôle déterminant sur les trajectoires publiques.
Les comportements des entreprises publiques sont influencés par deux grands types de facteurs matériels. Les premiers leur sont extérieurs puisqu'il s'agit des conditions économiques générales qui amènent les pouvoirs publics à moduler et même modifier totalement leurs exigences à l'égard des entreprises publiques (1). Le second type de facteurs tient aux contraintes propres des entreprises publiques, à leur capacité matérielle à répondre aux sollicitations qui leur sont adressées (2).
L'élaboration de la tarification au coût marginal par une entreprise comme EDF, en France, s'analyse en effet non seulement comme une tentative de rationalisation des modalités de fixation des prix mais aussi comme une volonté de la direction de s'émanciper d'interventions intempestives et déstabilisatrices de l'Etat sur les tarifs de l'électricité. Cette capacité de résistance a ainsi pu faire parler d'EDF comme d'un Etat dans l'Etat. Mais, il serait réducteur, pour ne pas dire faux, de considérer qu'il y a dès lors suprématie de cette technostructure sur l'Etat, les compressions tarifaires qui se sont néanmoins produites en attestent.
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• Les facteurs économiques généraux
La situation économique générale du moment influence profondément l'attitude des pouvoirs publics vis à vis de leurs entreprises. Toutes choses égales par ailleurs, les périodes de croissance soutenue sont moins propices à l'instrumentalisation des entreprises publiques que les périodes de profonds déséquilibres. Ce n'est pas un hasard si l'on observe en France un très net phénomène de privatisation des comportements des entreprises publiques à la fin des années soixante (la croissance étant à cette époque la plus soutenue depuis l'après-guerre) et le milieu des années quatre-vingts (phase de sensible redémarrage, temporaire il est vrai).
La nature des sollicitations imposées aux entreprises publiques dépend également du type de dérèglement qui se produit et que veulent corriger les pouvoirs publics^. Les utilisations des entreprises publiques par l'Etat sont potentiellement d'une telle diversité qu'elles ont pu contribuer, suivant les nécessités du moment, à la réalisation de multiples objectifs de politique économique. Il suffit, pour s'en convaincre, de passer en revue l'ensemble des interventions auxquelles ont été soumises, alternativement ou conjointement, les Grandes Entreprises Nationales françaises sur les deux dernières décennies, afin de corriger les déséquilibres économiques. Au delà des classiques actions de stimulation de la croissance économique (par l'effet multiplicateur de l'investissement), on peut souligner leur contribution à la politique de lutte contre l'inflation (par des retards dans les ajustements tarifaires, les évolutions des rémunérations salariales), à la politique sociale (en favorisant la participation des travailleurs, en jouant un rôle pilote dans les relations patronat-syndicats, par les contraintes de service public), à la politique des changes (en s'endettant à l'extérieur afin de conforter la situation du franc), à la politique industrielle (par l'effort de recherche, l'innovation technologique, les retombées sur l'économie par effet-prix ou effet commandes publiques...), à la politique régionale (par les implantations dans les régions peu favorisées), etc. On peut aussi observer, comme en Grande-Bretagne ou en France, une contribution positive aux objectifs de la politique budgétaire (les dividendes versés par les entreprises publiques mais surtout le produit des cessions d'actifs publics permettant d'effectuer des réductions fiscales).
• Les contraintes propres des entreprises publiques
Deux grands types de contraintes matérielles limitent les possibilités d'action des entreprises publiques, donc l'ampleur des sollicitations des autorités à leur égard. Le premier concerne les trajectoires antérieures (le passé) des entreprises publiques (a), le second, le positionnement des entreprises dans l'environnement économique (b).
1 On retrouve ici les représentations que se font les autorités du dérèglement et du type de correctif qu'elles entendent y apporter.
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publiques
— Le cycle de vie de l'entreprise publique dans la régulation
La situation financière des entreprises publiques est déterminante quant à leur aptitude à répondre aux injonctions de l'Etat. D'importantes difficultés financières (résultats négatifs, endettement élevé, autofinancement faible), restreignent bien évidemment leurs possibilités d'action, à moins que l'Etat ne les compense par des dotations, ce qu'il est souvent réticent à faire pour d'évidentes raisons budgétaires.
Or la situation financière des entreprises publiques est souvent largement dépendante des sollicitations auxquelles elles ont dû répondre dans un passé plus ou moins récent. Une mise à contribution importante conduit à un épuisement de la capacité d'intervention des entreprises publiques. Les trajectoires des principaux secteurs publics communautaires depuis le début de la crise économique sont ainsi très révélatrices du poids de telles contraintes matérielles1 . Après une phase de fortes sollicitations des autorités nationales en début de crise (et donc de très nette publicisation comportementale des entreprises publiques), un rapprochement des secteurs publics britannique, français et italien des comportements privés s'imposait et se produisit dès la fin des années soixante-dix. La faiblesse des ressources et l'élévation rapide du taux d'endettement des entreprises restreignaient tout d'abord le champ des interventions : il fallait en effet, après avoir investi massivement, couvrir des besoins de financement importants suite à l'effort réalisé. Il était indispensable également d'écouler une production fortement accrue, donc de développer une politique commerciale active. En d'autres termes, du fait des contraintes d'équilibre interne des entreprises, les secteurs publics rencontraient leurs limites en matière de régulation économique et sociale.
— Le positionnement de l'entreprise publique
Les très nets décalages comportementaux observés, à un moment donné, d'une entreprise à une autre au sein d'un même secteur public, s'expliquent bien souvent par des positionnements sectoriels différents. Les Grandes Entreprises Nationales françaises, situées en secteur monopolistique, présentent des taux d'investissement très nettement supérieurs à ceux de leurs homologues concurrentielles. Si l'on raisonne en niveaux, ces dernières ont des comportements bien plus proches des sociétés privées, avec des
taux moyens néanmoins sensiblement plus élevés et plus fluctuants2.
Cf. P. Bance et L. Monnier, op. cit.
Le taux d'investissement des GEN fluctue entre 27 % et 54 % et celui des autres Sociétés et Quasi-Sociétés entre 14 et 20 % de 1959 à 1990. Bien que l'on ne dispose pas de données permettant, sur toute la période, de dissocier entreprises publiques et privées parmi les autres SQS, les comparaisons par branche montrent un niveau élevé et de fortes fluctuations des investissements pour les sociétés publiques. Cf. pour la période 1973-1980, N. Norotte, "Les entreprises publiques industrielles et l'évolution conjoncturelle", RFAP, n° 20, décembre 1981.
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Ces décalages importants montrent le poids des conditions d'environnement sur les comportements des entreprises publiques : les degrés de liberté sont bien évidemment fortement modulés par la concurrence à laquelle les sociétés doivent faire face. Un environnement très concurrentiel pousse à la privatisation des comportements publics alors qu'une position monopolistique confère aux entreprises publiques une bien plus grande disponibilité pour remplir des missions de politique économique et ceci malgré la concurrence par substitution à laquelle elles sont souvent confrontées. En laminant les marges, des comportements fortement décalés altèrent rapidement la compétitivité des entreprises publiques exerçant en secteur concurrentiel. Les contraintes financières ne manquent pas alors de rappeler aux pouvoirs publics les nécessités de la privatisation comportementale1 .
Il serait cependant réducteur de considérer que les contraintes émanent seulement de la concurrence. L'entreprise publique, comme son homologue privée, module son comportement (en particulier ses investissements) en fonction de la demande anticipée. Mais, dans le secteur public, la demande n'a pas seulement une influence analogue à celle qui prévaut dans le privé. La capacité des entreprises publiques (en particulier de celles qui se trouvent en secteur monopolistique) à assumer des missions de politique économique dépend de l'importance de la demande potentielle qui s'adresse à elles. Une faible demande limite en effet leur aptitude à répondre aux sollicitations de l'Etat du fait du poids des contraintes financières. C'est pourquoi, parmi les GEN, les entreprises qui ont le plus nettement augmenté leurs taux d'investissement durant la période 1973-1980 (marquée par de très fortes sollicitations contracycliques des autorités), sont les PTT et EDF2. Un accroissement très important de la production d'électricité et des services de télécommunications ne se heurtait nullement, durant cette période, à une contrainte de débouchés.
L'action conjointe de ces contraintes matérielles n'a pas seulement pour effet de moduler l'intensité de la publicisation des comportements des entreprises au sein d'un même secteur public. Elle influe également fortement sur la durabilité des interventions des différentes entreprises publiques : celle-ci est en effet d'autant plus grande que les contraintes matérielles des entreprises sont faibles. Les entreprises aux degrés de liberté restreints ne peuvent alors s'engager que dans des interventions ponctuelles si celles-ci sont coûteuses^. Le tableau suivant explicite l'ensemble de ces remarques.
Voir à cet égard le développement précédent sur les répercussions des trajectoires passées. Sur cette période, le taux d'investissement d'EDF passe ainsi de 46 % à 78 % avec une moyenne annuelle de 62 %, celui des Télécoms fluctue entre 68 % et 89 % avec une moyenne de 76 % alors qu'il s'élève de 37 % à 51 % avec une moyenne de 47 % pour l'ensemble des GEN. Dans le même temps, le taux d'investissement moyen des autres SQS se situait à 1 6,6 % et passait de 1 9% à 1 4,8 % de 1 974 à 1 979.
Parmi les GEN, des entreprises telles que CDF, RATP, Air France et Air Inter ont ainsi des taux d'investissement aux fluctuations plus brutales et brèves qu'EDF et que les PTT. Cf S. Papore, "Contribution à l'étude du comportement d'investissement des entreprises publiques", Mémoire de Maîtrise, Rouen, 1989, et W. Babingui, "Contraintes de régulation macroéconomique et logiques de fonctionnement des entreprises publiques", Mémoire de
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publiques
Potentialités de publicisation des comportements et contraintes propres des entreprises publiques
Les autorités sont souvent amenées à différencier leurs sollicitations suivant les possibilités d'action des entreprises publiques : celles dont les moyens sont limités (d'une quelconque manière que ce soit) ne peuvent se voir assigner de missions trop déstabilisantes. S'il est en effet hors de question de demander un effort d'investissement massif, durable (voire à contre-temps), à des entreprises concurrentielles, à des sociétés déjà affaiblies par leurs efforts antérieurs ou encore se trouvant face à une demande stagnante, des interventions moins lourdes sont envisageables. Une hiérarchie des objectifs des autorités publiques tend ainsi à s'établir en fonctbn de l'ampleur des répercussions financières sur les entreprises. En environnement très concurrentiel, les marges de manœuvre des entreprises publiques (et donc des autorités) sont d'ailleurs les plus réduites. Les missions de telles entreprises publiques peuvent alors se ramener à leur plus simple expression : l'adoption de stratégies longues, de stratégies de coopération jugées conformes à l'intérêt général, le verrouillage du capital national et sa protection contre les prises de contrôle étranger.
L'analyse sur longue période des comportements des entreprises publiques
montre que leurs déterminants ne sont pas seulement matériels. Les comportements effectifs d'un secteur public, d'une entreprise publique,
DEA, Université de Rouen, 1 989.
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dépendent largement de la représentation qu'en ont les autorités de tutelle. Il convient donc de ne pas s'en tenir à une perception unidimentionnelle des cycles de publicisation-privatisation des comportements des entreprises publiques, observables dans le passé. L'hétérogénéité de comportements publics, leurs évolutions divergentes ou convergentes d'un pays à un autre, d'une entreprise à une autre ne peuvent se comprendre qu'à l'appui d'une démarche dialectique, combinant déterminants idéels et matériels.
Une telle démarche est par ailleurs de nature à relativiser bien des jugements sur les fondements et la légitimité des comportements des entreprises publiques dans les économies d'aujourd'hui. Il est ainsi manifestement réducteur de ne voir dans les trajectoires récentes de privatisation des comportements des entreprises publiques que l'émanation des contraintes matérielles engendrées par la mondialisation de la concurrence. Si ce phénomène est bien un facteur de privatisation comportementale, les représentations étatiques et sociales concernant le rôle du secteur public ont, elles aussi, un impact important. Les potentialités d'intervention des secteurs publics sont bien entendu restreintes en environnement concurrentiel, mais ne se trouvent pas réduites à néant. Par ailleurs, les entreprises des secteurs moins exposés à la concurrence peuvent disposer de marges de manœuvre non négligeables qui leur permettent de s'impliquer activement dans la régulation. Intrinsèquement, la mondialisation de la concurrence ne légitime donc pas de manière indiscutable une mise en cause radicale de la permanence des secteurs publics puisque certaines de leurs fonctions spécifiques de régulation sont maintenues.
Une sacralisation de la concurrence et du libre marché ^ par les autorités de tutelle (ou d'instances de contrôle comme la Commission de l'Union européenne) aura des répercussions toutes différentes : le rejet des fonctions instrumentales traditionnelles des entreprises publiques et par voie de conséquence de l'appropriation publique elle-même.
D'une manière plus générale, toute représentation qui fait s'écarter trop nettement ou trop durablement les entreprises publiques de leurs besoins de fonctionnement interne ou encore qui nie leur aptitude propre à s'inscrire d'une quelconque manière dans la régulation économique et sociale est de nature à remettre en cause leur existence.
La problématique développée par A. Bienaymé, in "L'industrie européenne entre concurrence et interventionnisme", Chroniques de la S.E.D.E.I.S., n° 12, 15/12/1991, est à cet égard caractéristique d'une sacralisation de la concurrence. Toute argumentation faisant référence à l'intervention directe de l'Etat et des entreprises publiques est taxée de "dirigiste" et est censée s'opposer au marché. Les spécificités et potentialités des comportements publics sont niées en s'appuyant sur quelques comparaisons "bien choisies" avec le secteur privé qui font abstraction du cycle de vie de l'entreprise publique dans la régulation. L'intervention publique est censée créer un climat délétère qui n'existerait donc pas sans elle. L'efficience enfin ne se décréterait pas alors que le libre marché (que nous taxerons pourtant d'introuvable) l'octroierait.
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publiques
Le temps est peut-être venu de faire preuve de maturité dans l'approche du phénomène "entreprise publique" en sortant du cycle de représentations dominantes qui perdent de vue l'ensemble des caractéristiques du phénomène pour s'en tenir à un aspect des choses. Après avoir fétichisé l'entreprise publique en en faisant une panacée, puis l'avoir honni en évoquant son inefficacité intrinsèque, le retour à des approches plus conformes aux réalités du phénomène semble en effet indispensable. L'expérience historique nous enseigne que les entreprises publiques peuvent s'avérer être des instruments très utiles à la régulation économique et sociale. Elle montre également leurs limites si les pouvoirs publics ne respectent pas leurs contraintes de fonctionnement interne.