Pour l'anthropologue, l'espace réellement habité par chacun est autrement plus complexe qu'il n'est décrit par la statistique, et même figuré sur le plan. Chacun de nous occupe un espace diversifié, multiple, plus ou moins certain et stable. L'habitat réel est transhumant, nomade, multilocal, presque ubiquitaire. Faut-il accepter l'idée qu'une vie ne se réduit jamais à un seul lieu, qu'elle est parcours, villégiatures, transhumances, systèmes d'habitats plutôt que domicile univoque. Simultanément baladeuse et casanière, aventurière et ancrée.
On se souvient que le poète Simonide, rapporté par Cicéron, avait inauguré ce lien puissant et inégalable entre le lieu et la mémoire des choses, au point d'en imaginer une méthode de mémorisation, qui florissait durant des siècles. Alors : notre mode d'attachement à des lieux-repères, à des territoires chantés et célébrés, notre enfermement dans leurs frontières assurées seraient-il la condition d'une identité franche et solide, si fortement affirmée qu'elle dit simultanément son désarroi de l'ignorance des autres, sa crainte des au-delà ?
Faut-il accepter cette injonction politique à nous reconnaître et à nous fondre dans un « nous » territorial qui ne nous concerne que marginalement, et comme à un autre titre, qui nous dépossède d'une part de nous-mêmes ?