« Pour les autochtones, un lieu de fierté sans doute, peut-être même de plaisir aux beaux jours […] S’il pleut, la boue, s’il fait beau, la poussière […] Le râpement dans le gosier a des arrière-goûts de bière… ». De toutes les voluptés sportives évoquées par l’auteur, Philippe Delerme a couché ces phrases pour évoquer la célèbre course cycliste. Il conclut par ces mots : « Fini de rire. Il est beaucoup trop tôt pour s’échapper. Le peloton entier accepte de se faire scarifier ; la tranchée d’Arenberg, c’est un vaccin pour l’épopée. » On savait le romancier coutumier de l’écriture impressionniste pour sensibiliser son lectorat aux petites choses ordinaires, à ces micro sensations ressenties au cours des expériences de la vie et qui rejaillissent comme en embuscade à leur simple évocation. Une gorgée de bière ici, un rayon de soleil là, une note de boue, une touche de souffrance pour les cyclistes, constituent les ingrédients de base d’un « bon » Paris-Roubaix, et résument en soi tout ce que véhiculent la tranchée d’Arenberg et les autres secteurs pavés. Alors, que dire d’autre sur l’imaginaire de cette course que le propre imaginaire d’un célèbre romancier n’ait déjà dit ? Rien sans doute. Rien, si n’est que l’impressionnisme n’est jamais qu’une manière de représenter la réalité, qui plus est sous ses meilleurs jours. Rien, si ce n’est que pour que cet imaginaire puisse se nourrir et se construire, il faut bien que la course ait quelque chose à voir avec le réel. Et ce réel-là repose sur des pratiques, des enjeux, des questions, des choix, qui sont en prise avec le quotidien des acteurs quelques qu’ils soient (dirigeants sportifs, élus municipaux, cyclistes, spectateurs, téléspectateurs…). Si la part de rêve revient au romancier, le désenchantement revient, lui, au sociologue. Il y a incontestablement une mobilisation populaire autour de l’événement. La foule y est effectivement présente massivement (photo 1), la bière aussi (photo 2), l’engouement est manifeste (photo 3), l’identification au territoire, à ses coutumes, à ses valeurs, est bien à l’oeuvre par l’expression de ses plus forts symboles : les Géants du Nord (photo 4). L’observation des spectateurs de la course rappelle qu’il ne s’agit pas seulement d’un trajet linéaire effectué d’un point à un autre, de Compiègne à Roubaix, mais aussi d’un ensemble d’espaces structurants qui se superposent les uns les autres pour composer une sorte de mosaïque assez complexe. Le départ s’oppose par exemple à l’arrivée, les secteurs pavés à la route, les lieux mythiques aux lieux communs, autant de combinaisons qui définissent les attentes hétéroclites d’un public lui-même hétérogène. Occasion de promenade voire même de pique-nique en famille pour les uns, moment de sociabilité franchement masculine pour les autres, rendez-vous des passionnés ou des collectionneurs déterminent l’infinité des usages et des manières d’investir et de s’approprier les lieux de Paris-Roubaix. Dans tous les cas, ce sont bien les traits de la culture populaire qui s’y affirment, la composition sociale du public ne trompe pas (tableau 1) et se donne à voir jusque dans les corps, les manières d’être, de parler, de s’interpeller ou de se mettre en scène (photo 5). Et si l’arrivée et le départ font se côtoyer les personnalités officielles et font varier la composition des spectateurs, les tenues guindées risquent fort d’apparaître très incongrues dans les sous-bois d’Arenberg ou au carrefour de l’arbre.