Comment situer La Science des arts d’Alphonse Delacroix dans le paysage franc-comtois des utopies ? Le projet social et spatial porté par ce curieux traité exprime une aspiration à l’universel qui dépasse les ambitions locales de son auteur : un architecte et archéologue fortement engagé dans une reconstruction de l’identité bisontine, à la fois ancrée dans l’histoire (celle d’une "Séquanie" dont il s’efforce d’exhumer les traces) et tournée vers l’avenir (la Franche-Comté industrielle présentée à l’exposition universelle de Besançon en 1860). Il y développe néanmoins une philosophie de l’art décontextualisée, parcourant abstraitement les conditions physiologiques et sociales de l’harmonie pour aboutir à des prescriptions architecturales. Il s’agit de comprendre quelles sont les interactions entre, d’une part, des idéaux forgés dans le voisinage des fouriéristes et, d’autre part, l’engagement concret dans une réforme du territoire régional qu’il mène en tant qu’architecte départemental et municipal. Entre économie sociale et projet visionnaire, le texte, sous-titré « traité d’architectonique », vise au final un établissement humain raisonné dans une société naturelle. Néanmoins l’expérience de l’architecte territorial, appuyée sur une intelligence du lieu qui en garantit l’efficacité, permet de reformuler le projet utopique : comme une réflexion certes idéale et non localisée, mais dont l’un des thèmes centraux réside dans la réconciliation de l’habitat avec son milieu. Si les préconisations s’appliquent au final à l’échelle réduite de la « Maison », celle-ci est envisagée comme le lieu équilibré d’une petite société écosophique, libre et mouvante, incluant non seulement les membres de la famille mais aussi l’ensemble des êtres vivants, végétaux ou animaux : un véritable phalanstère domestique. L’association étroite entre esthétique et politique matérialisée autour du thème de l’harmonie évoque nécessairement la pensée de Charles Fourier. Elle s’ancre pourtant également dans un horizon plus vaste, du côté des sciences du beau contemporaines, de démarches néo-pythagoriciennes ou de l’idée de la synesthésie. Delacroix y réinterprète la notion de sympathie posée quelques décennies plus tôt par un autre franc-comtois, le philosophe Théodore Jouffroy. Reformulée à la lumière des toutes récentes théories physiologiques de la perception, cette notion est réinterprétée en une conception vibratoire de la transmission des émotions. Le texte préfigure alors une autre utopie : celle d’une communion universelle, sociale et esthétique, autour du pouvoir irradiant de l’œuvre d’art. Delacroix esquisse ainsi un système social fondé sur une communication affective à distance ; quand l’harmonie de la « Maison » devient susceptible de « faire rayonner au loin le bien-être préparé d’abord pour une famille ». Paradigme d’une philosophie écologique du local, la « Maison » devient véritablement envisagée comme le foyer de diffusion de l’utopie, vers une société plus vaste.