La fin du XXe siècle avait vu s’affirmer dans les représentations ordinaires l’idée que l’histoire du continent européen conduirait, au long d’un cheminement sinon « naturel » du moins cohérent et irréversible, de l’âge des frontières et des nationalismes à une Europe pacifiée et sans frontières sous le patronage de l’UE. Du coup, les contrôles d’identité à nouveaux opérés par les polices des frontières dans les aéroports ou dans les trains qui circulent entre Forbach et Sarrebruck ou entre Strasbourg et Offenburg, comme une sorte de retour vers le passé. Les événements frontaliers multiples qui, ces dernières années, à l’occasion de la crise de l’accueil des migrants en Europe, de la crise sanitaire de la COVID-19, du séparatisme catalan ou du Brexit, apparaissent comme l’irruption incongrue et dissonante d’une dynamique à contre temps de l’histoire sur le continent. Cet essai propose une lecture originale de la demande de frontière qu’exprime des portions importantes des sociétés européennes. Il en cherche l’origine dans le mouvement nostalgique et le « moment mémoire » qui a accompagné le recul des grands récits et de « régimes d’historicité futuristes ». Les communautés imaginées semblent désormais vouloir se définir autour de mémoires partagées et de leur patrimoine culturel. Tout patrimoine exige d’abord qu’on le conserve et le transmette. Par-delà les conjonctures et les circonstances actuelles, le « moment frontières » que nous observons aujourd’hui prend donc sans doute en partie ses raisons et son origine dans ce souci croissant de préserver les héritages qui cimentent les différents imaginaires nationaux et régionaux depuis déjà quatre ou cinq décennies.