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L’oubli : arme, trace ou droit dans le monde hispanique et nord méditerranéen

L’oubli, arme, trace ou droit

Claire Soussen

Texte intégral

  • 1 Usages de l'oubli (co-dir. Yosef Hayim Yerushalmi, Nicole Loraux, Hans Mommsen, Jean-Claude Milner (...)
  • 2 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Le Seuil, 2000.

1Le dossier présenté ici a pour ambition de démontrer la pertinence de l’oubli comme objet d’étude historique dans la continuité des travaux pionniers du colloque de Royaumont1, tenu en 1987 et publié en 1988, qui traça un cadre fondamental pour la réflexion sur ce thème. Les travaux de Paul Ricœur et notamment L’histoire, la mémoire et l’oubli2 publié en 2000 constituent l’autre référence incontestable, même s’il ne s’agit pas ici d’aborder la question de l’oubli par l’angle de la phénoménologie. Dans ces deux ouvrages, le thème de l’oubli apparaît non comme secondaire, mais comme un contrepoint, la face sombre du couple organique qu’il forme avec la mémoire.

2Pour l’historien en effet, dont le passé constitue le terrain privilégié de l’enquête, l’oubli pourrait être un non objet ou un angle mort de la recherche. Dépendant des traces laissées par le passé pour produire l’histoire, il pourrait n’aborder l’oubli que comme accident de l’histoire, comme thème par défaut ou comme phénomène à déplorer. Notre civilisation en effet, aujourd’hui comme hier, exalte en bien des aspects la mémoire pour dénoncer l’oubli. C’est une évidence pour l’Antiquité mythique et en particulier pour l’époque biblique si l’on songe aux injonctions appelant les Hébreux à se souvenir, que ce soit du don de la Loi ou du don de la terre, comme dans le célèbre psaume 137 :

Si je t'oublie, Jérusalem,
Que ma droite m'oublie !
Que ma langue s'attache à mon palais,
Si je ne me souviens de toi,
Si je ne fais de Jérusalem
Le principal sujet de ma joie !

3L’oubli alors est une hantise, presque un crime, une malédiction. Mais si l’on poursuit la lecture du psaume, on se rend compte que son antonyme, la mémoire peut elle aussi être profondément mortifère :

Eternel, souviens-toi des enfants d'Edom,
Qui, dans la journée de Jérusalem,
Disaient : Rasez, rasez
Jusqu'à ses fondements !
Fille de Babylone, la dévastée,
Heureux qui te rend la pareille,
Le mal que tu nous as fait !
Heureux qui saisit tes enfants,
Et les écrase sur le roc !

4Le souvenir est alors un moteur de la vengeance, le couple mémoire/oubli est particulièrement mortifère et chacun a des effets destructeurs.

5Le caractère profondément négatif de l’oubli est évident également chez les Grecs des temps archaïques, et s’illustre dans cet autre document patrimonial qu’est l’Odyssée, où l’oubli est un spectre qui équivaut à la mort. De nombreux exemples y établissent l’oubli en négatif absolu, de la mémoire, mais aussi de l’histoire.

6Pour le Moyen Âge le rapport est le même et le modèle de remémoration se situe dans la Bible. La généalogie, la connaissance des lignages qui permet d’affirmer la noblesse des origines se transmet par la répétition et la récitation des noms des ancêtres, et a l’oubli pour ennemi. La finalité de cette vogue médiévale pour la remémoration des origines est la réassurance du sujet dans une chaîne de tradition. Dans une civilisation où l’ancienneté, l’autorité est gage de qualité, ne pas se souvenir qui l’on est, ou avoir oublié d’où l’on vient est inquiétant et pour tout dire suspect.

  • 3 Paul RICŒUR, La mémoire, l’Histoire, l’oubli, p. 572.

7Devant ce tableau apparemment univoque qui fait considérer l’oubli de façon dépréciative, la question que nous avons voulu poser est la suivante : l’oubli est-il forcément déplorable ? Ne peut-on envisager « Contre l’oubli destructeur, l’oubli qui préserve » pour reprendre la formule de Ricœur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli3 ? Ricœur parle de façon explicite de la double valence de la destruction et de la persévérance qui se perpétue dans les couches superficielles de l’oubli. Autrement dit peut-il y avoir un oubli positif ?

  • 4 Nicole LORAUX, La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris : Payot, 1997.
  • 5 P. RICŒUR, La mémoire, l’Histoire, l’oubli, p. 580.

8Ricœur cite les travaux de l’historienne et anthropologue Nicole Loraux - qui a participé au colloque de Royaumont en 1987- et qui analyse dix ans plus tard, dans La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes4, l’exemple de l’amnistie, dont la finalité est le maintien de la paix civique. À propos de l’amnistie prononcée en 403 av. J.C., après la victoire de la démocratie sur l’oligarchie des Trente, Paul Ricœur écrit : « La formule mérite d’être rappelée, en fait elle est double. D’un côté le décret proprement dit ; de l’autre le serment prononcé nominativement par les citoyens pris un à un. D’un côté « il est interdit de rappeler les maux » ; […] de l’autre « je ne rappellerai pas les maux » sous peine des malédictions déchaînées par le parjure. Les formules négatives sont frappantes : ne pas rappeler. Or le rappel nierait quelque chose à savoir l’oubli. Oubli contre oubli ? Oubli de la discorde contre oubli des torts subis […] Bref on refondera la politique sur l’oubli de la sédition ». On l’aura compris, dans ce cas le silence synonyme d’oubli, ou l’oubli résultant à terme du silence intervient comme un moyen de préserver l’unité du corps civique. Pour reprendre la terminologie employée par Ricœur dans un autre passage, on pourrait le qualifier d’ « oubli actif5 », et le ranger sûrement parmi les usages de l’oubli.

9C’est d’ailleurs au même type de raison supérieure, même s’il ne s’agit pas d’une raison politique, mais religieuse, que ressortit l’interdiction du rappel des origines des convertis au Moyen Âge. Pour autant, dans ce cas précis, l’interdiction de se souvenir n’équivaut pas à l’oubli, puisqu’au bout de quelques décennies l’Inquisition se charge de rappeler leurs origines à ceux qui les avaient « oubliées ».

10À l’opposé des finalités pacifiques de l’oubli imposé avec l’exemple de l’amnistie à Athènes, il faut mentionner un autre type d’oubli actif, mais contraire dans sa finalité, l’oubli comme sanction à Rome avec la pratique de la damnatio memoriae. Là encore, l’aporie ou l’impossibilité de l’oubli censé en découler s’impose car l’effacement de la figure est une invitation involontaire au désir d’identification du spectateur. L’effacement de la mémoire apparaît, par la trace qu’elle laisse, comme une arme à double tranchant. Au Moyen Âge également l’oubli peut être une arme politique : les ennemis des cités italiennes sont en effet passibles du bannissement. L’exil est une sanction, mais on en attend aussi l’oubli du délinquant, qui lui-même peut espérer se faire oublier pour mieux revenir.

11Devant ce large éventail de finalités et de motivations dans les occurrences de l’oubli, les divers sentiments dont il pouvait être investi nous ont semblé être un angle d’approche pertinent : regret, hantise, mais aussi espoir s’agissant de la faute ou du crime et de leur rémission. Tout aussi féconde est l’approche de l’oubli à travers les multiples usages qui ont pu en être faits au cours de l’histoire, circonscrite ici à l’Antiquité et au Moyen Âge : politique, religieux, civique, et les diverses dimensions qu’il a revêtues, individuelle et collective.

12Ce dossier rassemble sept articles qui peuvent être rattachés à ces diverses approches : « Devoir de mémoire et droit à l’oubli vs devoir d’oubli et droit de mémoire », dans lequel Sylvie Anne Goldberg évoque les jeux entre mémoire et oubli et les évolutions de leur traitement par l’historiographie. Avec « La mémoire et sa condamnation dans le monde romain : L’éloquence de l’oubli ? » Anne Daguet Gagey aborde la question des traces laissées par la mémoire au-delà de l’oubli imposé. Avec « L’oubli des origines du premier “ duché ” d’Aquitaine au VIIe siècle » et « Tradizione e oblio nella memoria dei papi: la sfida biografica di metà XV secolo », Julien Bellarbre, puis Amedeo de Vincentiis, évoquent les usages politiques et mémoriaux de l’oubli, au début et à la fin du Moyen Âge. Avec « Construire l’identité sur l’oubli : conversion médiévale et sauvetage contemporain des enfants juifs », puis « Conversion et oubli des origines, une aporie. Le cas des juifs en péninsule Ibérique à la fin du Moyen Âge » Elsa Marmursztejn et Claire Soussen envisagent la question de l’oubli prescrit comme condition ou garantie de changement d’identité confessionnelle. Enfin avec « Pouvait-on oublier une dette ? Endettement, lien social et structures économiques à la fin du Moyen Âge », Claude Denjean pose la question de la pertinence d’un possible oubli de la dette alors même qu’elle est créatrice de liens sociaux.

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Notes

1 Usages de l'oubli (co-dir. Yosef Hayim Yerushalmi, Nicole Loraux, Hans Mommsen, Jean-Claude Milner et Gianni Vattimo), Paris : Le Seuil, 1988.

2 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Le Seuil, 2000.

3 Paul RICŒUR, La mémoire, l’Histoire, l’oubli, p. 572.

4 Nicole LORAUX, La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris : Payot, 1997.

5 P. RICŒUR, La mémoire, l’Histoire, l’oubli, p. 580.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Claire Soussen, « L’oubli, arme, trace ou droit »e-Spania [En ligne], 38 | février 2021, mis en ligne le 09 février 2021, consulté le 03 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/e-spania/37702 ; DOI : https://doi.org/10.4000/e-spania.37702

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Auteur

Claire Soussen

Université du Littoral Côte d’Opale-Chrael

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