« Mythe urbain moderne », « ville test », « technopole », « métropole des sciences », « ville d’innovation », « écocité », « ville post-carbone », « ville en transition » … Les épithètes parlent d’eux-mêmes. En s’offrant comme l’espace privilégié du prototypage à l’échelle 1:1 (reproduction en taille réelle) d’un futur urbain résolument écologique, la Grenoble fin-de-siècle arbore – à grands renforts de storytelling et autres narrations héroïques (Ambrosino, 2016) – tous les atours d’une véritable « capitale » du XXIème siècle (pour reprendre les termes de W. Benjamin), une ville qui se veut actrice du monde d’après et non pas simplement symptôme de l’impérieuse et nécessaire adaptation des sociétés urbaines aux changements globaux. Il est vrai que lorsqu’on évoque Grenoble, une figure vient souvent à l’esprit : celle du laboratoire (Ambrosino, Novarina, 2015). L’histoire nous révèle sa double origine : elle témoigne, d’une part, du poids considérable du système technopolitain dans la société urbaine et renvoie, d’autre part, à certaines séquences politiques récentes marquées par une capacité singulière à renouveler la pratique d’une action municipale de gauche. L’une et l’autre de ces deux dynamiques trouvent leur origine dans l’urbanisation à la fois tardive, massive et subite de la cité dauphinoise au cours du XXème siècle. Ces mutations invitent à « réinventer la ville » (Joly, 1995), ce à quoi s’attache la municipalité Dubedout tout au long des années 1960-70 à grands renforts de politiques urbaines jugées innovantes par les observateurs de l’époque (réhabilitation du centre ancien et maintien des populations sur place, utopie spatialiste de la Villeneuve, etc.). Une telle entreprise est vouée à positionner Grenoble comme une cité témoin de la « nouvelle société » qu’appellent de leurs vœux nombre de réformateurs (Bruneteau, 1998). Ainsi dès son origine, le « mythe grenoblois » apparaît-il consubstantiel d’une expression singulière de la modernité (Boumaza, 1997), laquelle prête à la culture industrielle et scientifique de l’expérimentation, les vertus nécessaires à l’émergence d’un véritable « régime territorial d’innovation » (Saez, 2018) appelé à éprouver localement ce qui, demain, pourrait advenir nationalement. Et ce régime de la « démonstration » ne cesse d’être convoqué par des personnalités locales voire nationales dès lors qu’il s’agit de faire un exemple de telle ou telle politique d’innovation, notamment dans le champ de la transition écologique. Au tournant des années 2000, Grenoble ne manque pas de s’illustrer comme l’un des laboratoires hexagonaux de l’urbanisme durable que ce soit dans le domaine des transports (avec les plans de déplacements urbains de 2000 et 2007 fondés sur l’intermodalité et les contrats d’axe) ou de la sobriété énergétique (avec notamment l’écoquartier de Bonne). Dix ans plus tard, c’est en pionnière de la mise en place des smart grids qu’elle obtient le label étatique Ecocité et que le projet de transformation de la Presqu’île scientifique s’affirme comme l’un des démonstrateurs les plus efficients pour ne pas dire performatifs de la « ville postcarbone » (Novarina, Seigneuret, 2014). Depuis maintenant quelques années, Grenoble figure parmi les quelques grandes villes à s’afficher dans le réseau des « villes en transition ». A ce titre, elle multiplie les initiatives (biennale éponyme, appel à projets innovants, budgets et chantiers participatifs, etc.) visant à fédérer l’ensemble des acteurs de la société civile, au-delà des seuls mondes de la recherche et du développement, engagés dans les transitions (économique, sociale et solidaire, écologique ou énergétique). C’est plus particulièrement dans mise en place d’une véritable stratégie d’urbanisme tactique – principalement axée sur la gestion des vides urbains et de la vacance immobilière, l’expérimentation d’usages et de gouvernance ad hoc des lieux, et le soutien aux activités solidaires – que les gouvernements locaux entendent concilier aménagement urbain et adaptation au changement climatique. L’obtention du label Capitale verte européenne (célébrée tout au long de l’année 2022) venant finalement couronner une démarche au demeurant volontariste et désormais ancienne : tester in vivo et in situ la « cité écologique » (Audier, 2020) de demain. Si, par-delà les époques et les couleurs politiques, l’expérimentation s’affirme à Grenoble comme l’une des modalités de l’action collective urbaine (Evans, 2016 ; Laurent et al., 2019), un infléchissement contemporain est néanmoins à l’œuvre. En effet, à l’échelle de la société locale, une tension de plus en plus palpable se fait jour entre deux trajectoires de développement relativement antagonistes : -d’un côté s’agrègent les tenants d’une approche « technique » pour ne pas dire « techniciste » (Lévy, 2009) du développement durable et de la transition énergétique, considérant que la question du changement climatique ne trouvera de solutions que dans la capacité des acteurs locaux de la recherche et développement à innover et à expérimenter en grandeur nature la ville post-carbone (Theys, 2013) prolongeant ainsi le logiciel technopolitain ; -de l’autre, les promoteurs d’une ville en transition et d’une conception permaculturelle du développement urbain (Krauz, 2014 ; Ambrosino, 2023) ne cessent de pointer l’incapacité des politiques de durabilité à mobiliser la société civile et plaident pour une approche plus participative et moins experte des questions écologiques et de leur résolution, multipliant ainsi les initiatives « micro » de descente énergétique se réclamant d’un urbanisme tactique, lequel serait susceptible de renouveler les modes d’implication des usagers et habitants aux politiques urbaines et d’assurer une plus grande résilience sociale et territoriale face à l’inévitable épuisement des réserves pétrolières terrestres. Ambivalence féconde dont nous souhaiterions rendre compte dans ce chapitre tout en postulant qu’un seul et même territoire peut constituer tout à la fois un espace de « constitution », de « viabilité », de « diffusion » d’expérimentations de transition multiples, contradictoires et parfois même complémentaires (Villalba, Melin, 2022). Pour ce faire, nous explorerons ces deux trajectoires à travers l’analyse des « lignées d’aménagement » qu’elles produisent et justifient. D'un côté, la lignée de la « ville post-carbone », ponctuée d’une succession de projets opérationnels innovants visant à expérimenter diverses solutions technologiques vouées à réduire les émissions de GES. De l’autre, la lignée de « la ville en transition » positionnant le citoyen au cœur de la conduite du changement urbain et sociétal à l’heure des changements globaux.