Les contributions rassemblées dans cet ouvrage ont focalisé leur attention sur les pratiques qui incarnent le discrétionnaire dans le quotidien de différents acteurs aux prises avec la décision, sur les raisons qui font que ces derniers perçoivent leurs marges de manœuvre comme un avantage pratique, ou un enjeu, voire une difficulté, puis sur les façons dont iels en rendent éventuellement compte, et sur les espaces au sein desquels ces pratiques s’observent, se négocient, et (ne) se disent (pas). Stéphanie Hennette Vauchez livre dans son chapitre une analyse, pleinement ancrée dans l’actualité française, des glissements sémantiques et des justifications politiques qui « normalisent » l’état d’urgence en tant qu’outil de gouvernement en situation de crise. De la surveillance de l’espace public par les drones à l’instauration des périmètres de protection, l’auteure montre comment les « légalismes » permettent aux pouvoirs publics de rendre légales ex post des pratiques dépourvues de bases juridiques, mais qui sont présentées comme nécessaires à la gestion d’une situation supposément exceptionnelle. Au lieu de concevoir le discrétionnaire comme relevant de l’absence de normes ou de procédures, l’ensemble des contributions montrent au contraire que ces marges de manœuvre prennent forme dans un cadre réglementaire et procédural déjà dense, et dans l’ordinaire de pratiques d’interprétation, d’évaluation, et de catégorisation, qui sont constitutives de la mission de certains agents ou groupes d’acteurs. Ainsi, dans son chapitre sur les agents de l’Assurance maladie, Céline Gabarro rend compte des dynamiques qui traversent leur travail quotidien, qui consiste principalement en l’interprétation et l’application d’une réglementation générale à des cas particuliers. Elle montre notamment comment les règles et les procédures, mais aussi les routines individuelles et collectives se combinent et entrent parfois en conflit, dans un contexte de forte injonction gestionnaire et de multiplication des consignes. Ces frottements produisent également des effets différents en termes d’usages du discrétionnaire, selon le rapport de l’agent avec la hiérarchie et les pairs, mais aussi avec le public des demandeurs, et enfin selon leur parcours et conception des principes supérieurs qui devraient guider leur travail. Ainsi, les études qui composent cet ouvrage insistent sur la centralité des contextes organisationnels et moraux au sein desquels le discrétionnaire prend forme. Tout d’abord, en faisant la place belle à la description des situations concrètes où les arbitrages se produisent, mais aussi aux échanges à la fois officiels et informels entre acteurs qui en prennent part, les chapitres nous montrent comment la répartition des rôles, le rappel des règles et des routines, et la cadence du travail influencent les choix opérés, et la perception de leur conformité à ce qui est attendu ainsi que leur degré d’acceptabilité. La dimension relationnelle voire collective des processus discrétionnaires émerge également de plusieurs chapitres : par exemple, des enjeux réputationnels de taille traversent les espaces d’arbitrage et de décision étudiés tant par Céline Véniat que par Émeline Zougbédé, qui montrent respectivement comme cela joue sur l’injonction au secret et sur l’usage de l’informel par des élus municipaux, et sur la dispute du discrétionnaire dans l’application d’une circulaire par les agents préfectoraux en charge de l’éventuelle régularisation de dossiers présélectionnés par une représentance syndicale. Néanmoins, relationnel ou collectif ne veulent pas dire paritaire ou horizontal : en effet, le discrétionnaire prend forme au sein d’espaces sociaux traversés par des rapports hiérarchiques et de pouvoir, où les marges de manœuvre sont inégalement distribuées. De ce fait, discrétionnaire n’est pas toujours synonyme de pouvoir, et la charge de la décision peut se révéler une contrainte, et être source de dilemmes. Tel est le cas de certain·es des interprètes étudié·es par Maxime Maréchal, qui, en position d’infériorité face aux officiers de protection, doivent décider si intervenir ou non pour tenter d’influencer l’attention de ces derniers sur tel aspect du dossier qui leur paraît essentiel pour prendre une décision « juste » au sujet de la demande d’asile, ou encore pour lui rappeler de ne pas leur couper la parole (qui est au final celle du/de la demandeur·e). Tel est aussi le cas des agents de l’Assurance maladie, pour qui la marge de manœuvre dont iels disposent n’est pas vécue comme une source de pouvoir, mais au contraire peut être perçue comme venant fragiliser leur compétence professionnelle et ainsi les décrédibiliser face à leurs collègues ou à la hiérarchie. Le rapport à la déontologie propre à chacun·e, ainsi que l’idéal de justice que ses agents poursuivent et le sens accordé à leur métier jouent à plein dans les choix opérés, influencés par les expériences individuelles et les rapports aux publics qu’iels entretiennent. La chapitre écrit par Maxime Maréchal sur les interprètes à l’Ofpra introduit également la question de l’évitement discrétionnaire, propre à des agents qui ne sont pas directement les décideurs, mais qui interviennent en médiateurs entre deux parties : les requérants dont ils sont censés traduire les propos, et les officiers qui doivent statuer sur la conformité des récits aux critères de protection. En effet, lorsque l’un de ses enquêtés défend sa conception du métier comme relevant strictement de l’acte de traduction supposément « neutre », qui interdit tout commentaire ou précision orale s’adressant à l’officier de protection, il porte l’exemple concret de comment le pouvoir discrétionnaire s’incarne aussi en la non-intervention et la mise en retrait. Les interprètes occupent une position d’intermédiaire, figure qui doit choisir si intervenir ou non pour influencer la décision de la personne officiellement titulaire de cette responsabilité (l’officier de protection), et qui ne renvoie stricto sensu ni à l’usage d’une discrétion procédurale (choisir quelle procédure appliquer et comment), ni d’une discrétion décisionnaire (décider quelle issue donner au cas examiné) , réservés aux agents dont le cœur de métier relève de la décision. En comparaison, le cas des agents de la CPAM étudiés par Céline Gabarro renvoie plus clairement à ces deux types d’usages du discrétionnaire, qui leur imposent par ailleurs de choisir entre rendre public leur éventuel dissensus quant à une routine ou une interprétation venant de la hiérarchie, ou le cacher, selon le risque de conflit perçu avec d’autres acteurs impliqués dans la décision, ou encore selon leur volonté de se donner plus de chances de reproduire leur décision non-conforme aux attentes de la hiérarchie ou de leurs pairs . L’ouvrage propose aussi de porter une attention particulière aux inégalités qui traversent les espaces du discrétionnaire, au travers des processus d’accountabilty : qui se doit de rendre des comptes sur ses décisions, et à quelles potentielles conséquences iel s’expose en (ne) le faisant (pas) ? Comme le montrent les chapitres d’Aline Daillère, de Stéphanie Hennette Vauchez, et de Céline Gabarro, tous les agents ne disposent pas de la même latitude pour arbitrer, et surtout, leurs tâches et décisions ne sont pas également supervisées ni soumises à des éventuels jugements ex post. Les policiers et leur pouvoir contraventionnel dans la rue, étudiés par Aline Daillère au prisme des expériences des jeunes de quartiers populaires multi-verbalisés, sont rarement exposés au contrôle et surtout à la sanction. Même le pouvoir judiciaire apparaît comme peu dissuasif lorsqu’il arrive - rarement, il faut bien le dire - à épingler des conduites abusives et non conformes aux cadres règlementaires ou procéduraux. Cela a des conséquences directes sur le sentiment d’injustice et le manque de confiance en les institutions publiques qui découlent de cette impunité. Contrairement à ce cas de figure, les agents des administrations comme ceux de la CPAM se doivent de manier avec prudence leur marges discrétionnaires, qui, du fait des contrôles, sont vécues plutôt comme un risque que comme une ressource ou un quelconque pouvoir. L’ouvrage propose enfin une réflexion sur les liens entre discrétionnaire et arbitraire : d’une part, et tout en faisant écho à de nombreuses études qui ont déjà mis en exergue la frontière parfois tenue entre les deux, les contributions ici rassemblées, et tout particulièrement celles d’Aline Daillère et de Stéphanie Hennette Vauchez, pointent la question des limites du pouvoir judiciaire comme garant de la légalité du pouvoir discrétionnaire ; d’autre part, les chapitres montrent également que le discrétionnaire a plus de chance d’être vécu et exercé tel un pouvoir pour les personnes qui sont déjà en position de supériorité sur d’autres, et qui de ce fait ne sont pas soumises à de strictes et régulières procédures d’accountability qui pourraient mener à la sanction. Un bémol est introduit par la contribution de Céline Véniat, car certains acteurs, tels les agents municipaux qu’elle a étudiés, sont contraints de ne pas rendre publiques leurs pratiques et stratégies de négociation pour ne pas perdre leur crédibilité au sein du conseil municipal. D’où l’injonction à la discrétion et au secret, faite au collectif de soutiens aux habitants du platz. Le contrôle qui s’exerce sur la décision n’est en effet pas uniquement une question de possibilité de sanction verticale venant d’un pouvoir hiérarchique : des enjeux réputationnels conditionnent les choix désirables, et la perception des possibles . Néanmoins, non seulement ces éclairages n’épuisent pas les chantiers qui restent ouverts autour de l’anatomie du discrétionnaire en pratique(s) mais, au contraire, ils appellent à l’exploration de perspectives ultérieures pour poursuivre dans cette entreprise. Parmi les perspectives les plus prometteuses figure la question des inégalités des conditions d’exercice du discrétionnaire sur la base du genre : en effet, les sciences sociales seraient à même d’apporter, via la production d’enquêtes sur la question, une épaisseur empirique aux connaissances sur les manières dont le discrétionnaire se manifeste aussi en fonction du genre de celui ou celle qui se trouve à pouvoir ou devoir arbitrer et décider ; plus précisément sur ce dernier point, elles pourraient contribuer à vérifier l’hypothèse d’une variable « genre » dans la distinction entre pouvoir discrétionnaire et devoir de décision discrétionnaire . Les assignations raciales représentent également un prisme d’analyse qui devrait, en se combinant au précédent, faire l’objet d’un intérêt spécifique des chercheur·es qui s’intéressent au discrétionnaire en pratique(s), notamment via l’étude des assignations qui touchent à la fois les publics qui demandent l’accès à des droits et des services, et les agents qui doivent décider si leur accorder ou non. Cette mise en miroir me semble heuristique pour la compréhension plus fine des rapports de pouvoir, qui traversent les espaces de la décision, et non seulement qui délimitent les frontières entre dominant·es et dominé·es. Une autre perspective particulièrement stimulante est celle qui s’attacherait à analyser l’impact de la dématérialisation et de l’intelligence artificielle sur les routines professionnelles et l’usage du discrétionnaire dans les processus de décision. A l’heure des expérimentations sur la justice prédictive et du tout-numérique dans de nombreuses administrations, qu’en est-il de l’accès aux droits des demandeurs, de leur possibilité de recours, mais aussi de l’évolution des métiers de la décision, et du sens que les agents accordent à leur travail ? Quel prix est payé par quel type de public, au nom du diktat de l’efficacité visant la réduction des temps de traitement des dossiers ? Et comment se transforment la matérialité et la spatialité des pratiques discrétionnaires ? Enfin, cette dernière perspective de recherche appelle à s’intéresser aux (nouveaux) espaces de la contestation et aux (nouvelles) formes qu’elle prend : est-ce que le guichet et le tribunal se confirment être de lieux centraux où se tentent des redéfinitions de la légalité de certaines pratiques discrétionnaires ? Si oui, à quelles conditions ? Quels autres espaces – avec possiblement leurs modalités de contestation propres, émergent-ils ? Quels liens entretiennent-ils avec les premiers ? Actualiser empiriquement les connaissances sur ces questions permettrait d’aller plus loin encore dans la compréhension de ce que les usages du discrétionnaire et les pratiques dans lesquelles il s’incarne disent de l’» État » : ce dernier n’étant pas entendu comme une entité monolithique, aux propos et aux finalités cohérentes et statiques, mais plutôt comme un assemblage hétéroclite d’agents publics et privés, de décideurs officiels et de sous-traitant de la mise en œuvre, qui se doivent de collaborer localement pour traduire les politiques et dispositifs conçus par des institutions publiques centrales . L’importance de ces éclairages à venir est capitale, et ce bien au-delà de l’effet de mode de certains sujets, ou encore de l’émoi provoqué dans l’immédiat par une actualité brûlante.