La génération des baby-boomers née après-guerre est désormais confrontée aux difficultés liées à la fin de vie. Cette génération n’en reste pas moins numériquement importante, tant grâce aux progrès de la médecine, qu’à l’amélioration des conditions de vie et de travail, dont elle a très largement bénéficié. Un Français sur quatre a aujourd’hui plus de 60 ans. Ils seront un tiers en 2060 (Dreyfus, 2019). On connaît donc de longue date les défis démographiques auxquels nous sommes désormais confrontés. Pour autant les changements ont-ils été anticipés ? Les plus de 60 ans prennent une part active à la société et tendent à faire durer leurs engagements (politiques, culturels, cultuels, associatifs…) de plus en plus tard. Certains fondements de notre société ne peuvent d’ailleurs se passer de cet engagement des seniors. Par exemple, dans notre pays-mosaïque de 36 000 communes, « 32 % des maires sont retraités » (Guérin, 2015). Si l’âge de la dépendance (désormais qualifié de quatrième âge) existe toujours, un troisième âge, de plus en plus long, est apparu. Parmi les nombreux outils technologiques que les baby-boomers a vu se démocratiser au cours du XXème siècle, l’automobile est l’un de ceux qu’il convient de mentionner tant il est emblématique de cette génération, de ses pratiques plus individualisées comme de ses « aspirations à la liberté et à la mobilité sans entrave » (Espinasse, 2005). Dans cette génération, l’automobile s’est démocratisée tant chez les messieurs que chez les dames. Et l’hypothèse qui fonde notre recherche était que cette première génération à avoir connu et massivement utilisé la voiture tout au long de sa vie pourrait traverser des difficultés plus grandes pour s’en affranchir, au point peut-être de retarder encore les tendances connues de démotorisation et de démobilité en fin de vie. La conduite automobile diminue presque mécaniquement avec l’âge, « particulièrement après 75 ans » (Fontaine, 2003). Malgré la disparité des données recueillies dans une enquête de l’OCDE, il est établi que les personnes âgées se déplacent moins fréquemment et parcourent des distances plus courtes que les plus jeunes (OCDE, 2001). La vieillesse s’accompagne donc d’une diminution de la conduite automobile jusqu’à son renoncement (Torres, Gauthier, 2006). Une enquête effectuée « auprès de plus de 700 conducteurs âgés de 55 ans et plus résidant en Finlande, en Allemagne et en Italie » (Raitanen et al., 2003) a montré que « la diminution de la fréquence ou de la longueur des déplacements serait une tendance générale liée au vieillissement ». « Un corps moins endurant, une vue qui baisse, changent les conditions de conduite, surtout sur des temps longs ou nocturnes de déplacement » (Luxembourg, 2005). L’état de santé est la première raison avancée par les personnes âgées elles-mêmes pour expliquer une hésitation à entreprendre une sortie d’une part, une baisse des occasions d’usage comme du nombre de kilomètres parcourus en voiture d’autre part. « La perte d’acuité visuelle est souvent le déclencheur de l’arrêt de la conduite » (Espinasse, 2005). Par conséquent, les automobilistes âgés évitent d’abord de conduire dans des conditions difficiles ; et ce en raisons d’une situation de handicap consciente ou non. Ils cherchent généralement à éviter « de conduire la nuit, lorsque la circulation est chargée, dans des zones non familières et lorsque les conditions météorologiques sont mauvaises. En outre, ils évitent également de conduire sur voirie rapide (autoroute, voies expresses, 2x2 voies...) et choisissent des itinéraires permettant d'éviter d'avoir à couper des flux de trafic » (Rapport OCDE, 2001). Le vieillissement de la population qui advient augmentera donc « de façon importante le nombre des personnes ayant des limitations physiques » (Thibault, 2009 ; Grégoire, 2012). Mais cette correlation forte entre hausse des situations de handicap et baisse des pratiques de déplacement (en voiture et en transports en commun d’abord, à pied ensuite) au fur et à mesure qu’on avance en âge n’est peut-être pas aussi mécanique qu’elle y paraît. Plusieurs raisons peuvent être avancées : • parce que les problèmes de santé liés à l’âge sont loin d’affecter tout le monde. « Une très grande majorité (93 %) des + 60 ans sont en bonne santé. Contre 7 % qui ne le sont pas ». (Guérin, 2015). • parce que « si le corps médical apparaît le seul légitime à prôner un arrêt de la conduite », il semble que les nouveaux seniors « revendiquent de décider cet arrêt elles-mêmes, pour garder un sentiment de maîtrise (réel ou illusoire) de leur destin » (Espinasse, 2005). • parce que d’après le Laboratoire de la Mobilité Inclusive, c’est le niveau de vie qui influe le plus sur l’immobilité des seniors : 36 % des plus fragiles renoncent à se déplacer contre 13 % pour les plus aisés. (Dreyfus, 2019). • parce que les processus d’auto-régulation de la mobilité automobile sont plus ou moins possibles selon les styles de vie et les localisations résidentielles et différemment mis en œuvre selon les sexes des personnes âgées. « L’analyse comparée des aînés et des aînées montre que les femmes réalisent moins de déplacements quotidiens, parcourent des distances plus courtes, s’éloignent moins du domicile et abandonnent plus tôt l’usage de la voiture que les hommes » (Pochet, 1996 ; Marie Dit Asse, 2015). • parce que la démobilité s'observe aussi chez des personnes âgées qui ne sont pas a priori en situation de handicap. Leur appétence à la mobilité chute. Parmi les facteurs avancés on trouve « les capacités d’adaptation des aînés [qui] ont des limites » ce qui les pousse « parfois à renoncer à des activités » (Wiebe, 2018). La démotorisation serait ici à analyser comme « une facette de la déprise ». « Le décès du conjoint ou d’amis, le déménagement d’un parent, ou encore l’augmentation du trafic sur un trajet emprunté, la fermeture de services fréquentés [par habitude] » (Torres, Gauthier, 2006) sont autant de petites ou grandes raisons de décélerer, sans pour autant qu’une raison médicale en soit la cause. Par conséquent, il est nécessaire de se demander si la démotorisation des baby-boomers se produira de façon aussi « mécanique » qu’elle n’a pu se produire jusque-là, y compris lorsque la situation de handicap se présente. Et le cas échéant, il est pertinent de se demander de quoi est faite cette corrélation tendancielle entre âge avancé et immobilité. Le recours à l’enquête qualitative est ici bienvenu. Afin d'éclairer et de mieux comprendre les processus sociaux à l'oeuvre, afin aussi d’explorer la complexité d’une situation en apparence simple, cette contribution vient formuler quelques hypothèses à partir de données de terrain. Pour le compte de la Métropole Europénne de Lille, nous réalisons actuellement une enquête longitudinale sur la mobilité des seniors sur une période de 5 ans. Dans l’objectif de mieux comprendre et analyser l’évolution des pratiques de mobilité de la génération du baby-boom, cette enquête a débuté à l’hiver 2020 et comporte deux volets : une enquête quantitative par quota auprès d'un échantillon de 1000 seniors (65 ans et plus) ; une enquête qualitative socio-anthropologique et compréhensive par entretiens semi-directifs répétés (en face-à-face puis par téléphone pour cause de COVID) auprès d’un panel de 27 ménages de plus de 65 ans. C’est à partir des premiers résultats de cette enquête que sont avancées quelques pistes d’explication à la problématique. Notre propos se conclue par des propositions d’indicateurs nouveaux.