L’enquête vient d’un triple étonnement : pourquoi le mot « mystique » a-t-il tant changé de sens depuis le Moyen Âge ? Pourquoi a-t-il aujourd’hui des sens si divers ? Pourquoi l’emploie-t-on pourtant sans le définir dans le discours savant ? D’une racine indo-européenne évoquant la parole entravée, l’adjectif grec μυστικός dit d’abord ce qu’on doit taire ou dire de manière oblique et qualifie les cultes à mystères, exigeant une initiation ; une façon philosophique d’interpréter les poèmes homériques ; toute réalité secrète ou cryptée. Dans le christianisme, il se réfère au « mystère du Christ », figuré de façon « mystique », c’est-à-dire allégorique, dans les prophéties de la Bible, célébré de façon « mystique », c’est-à-dire sacramentelle, dans les rites de l’Église. À l’âge des universités, ce qui n’a plus sa place dans une théologie de plus en plus savante, technique et cléricale se réfugie dans une « théologie mystique », héritée du pseudo-Denys mais totalement réinterprétée. Ce qui était ascèse du langage et de l’intelligence devient une façon expérientielle et affective de goûter Dieu. Entre 1684 à 1703, la querelle du « pur amour », met aux prises les (nouveaux) « mystiques » et leurs adversaires, produit un corpus d’auteurs dits « mystiques » confirmant les doctrines de Mme Guyon, popularise des substantifs abstraits comme « mysticité » et « mystique », discrédite pour un siècle ce qu’ils signifient, perçu comme irrationnel. Au tournant du XIXe siècle, les écrivains allemands exaltent leurs traditions ancestrales face à l’invasion française et ressuscitent un Moyen Âge populaire et légendaire, romantique et « mystique » : le mot revient en des sens vagues, réactifs, ambivalents, pour dire une aspiration syncrétiste à l’union avec Dieu, le temps jadis, la Nature ou le Tout ; ou le combat d’arrière-garde du fanatisme et de la superstition, le voile d’illusion qui dissimule l’auto-aliénation collective de l’homme. L’apogée du mot « mystique » est le XXe siècle où le mot envahit toutes les sciences de l’homme, psychiatrie, sociologie, histoire… jusqu’à la bande dessinée, le street art, le sport et l’espionnage. Son sens s’émiette : il n’y a plus d’élément commun à toutes ses significations. « Mystique » devient un mot joker, un mot caméléon : chacun le remplit à sa façon. Faute de signification conceptuelle, il a une fonction culturelle, désignant l’autre de la culture occidentale moderne : un ailleurs ou un jadis tantôt méprisé tantôt regretté.