Depuis quelques années déjà, il est reconnu que le langage fait, ou plus exactement qu'il fait en disant : par exemple, mon énonciation d'une promesse consiste à promettre (dire « je promets », c'est faire une promesse.) Et c'est depuis quelques temps maintenant que la théorie féministe s'est intéressée aux questions de langage et s'est en partie emparée de la théorie des actes de parole pour montrer que certaines activités, considérées jusqu'ici comme simplement représentatives, n'étaient pas aussi neutres qu'on voulait bien le croire, mais plutôt réellement attentatoires à la dignité des femmes en tant que réalisation d'action dégradante à leur égard ; ainsi la pornographie ne serait pas un simple discours ou simple représentation d'actes sexuels explicites mais une véritable action portant atteinte aux femmes. Pour le dire dans les termes de l'initiatrice de ce mouvement, Catharine A. McKinnon, la pornographie blesserait (to injure), les femmes, elle les violerait et les empêcherait de faire entendre leur voix (claims), parce qu'elle construirait leur identité sociale réduite à une identité sexuelle (essentiellement de soumission). Bref, la pornographie « subordonnerait » (to subordinate) concrètement. McKinnon identifie ainsi la pornographie au « hate speech » (par exemple le discours raciste) qui, lui, est considéré comme offensant, donc comme un acte violent. Autrement dit, elle considère que cette façon de procéder déplace l'appréhension de la pornographie d'un terrain moral vers un terrain politique et/ou juridique où elle devient prise en considération en fonction de l'outrage qu'elle commet inévitablement et uniment à l'encontre des femmes. Bref, montrer que la pornographie est un acte (de parole) c'est alors se donner les moyens, à la fois de repérer son caractère blessant, et de la condamner en raison de celui-ci. Dès lors, la théorie des actes de parole permettrait de donner la véritable caractère de la pornographie que ses partisans essayaient de cacher jusqu'ici : son essence d'action politiquement discriminante et violente.
Car pour McKinnon, la pornographie ne consiste pas (uniquement ou essentiellement) à exposer des représentations particulières ou à exposer des idées, n'est pas un moyen de représentation centré sur les actes sexuels, n'est-elle donc pas outrageante en ce sens, mais est plutôt un véritable acte offensant fait aux femmes en ce qu'elle instaure leur réalité en les définissant au moyen d'une représentation dégradante de leur sexualité – voire même en ce qu'elle est elle-même un acte sexuel dégradant à l'encontre des femmes. McKinnon en appelle véritablement ici à une idée similaire à celle de la performativité du langage qui veut que le langage accomplit véritablement l'action dont il parle. C'est en donner une définition novatrice et intéressante, mais peut-être tout à la fois réductrice (comment le fait-elle, quand et pourquoi seulement à l'égard des femmes ?) et qui lui accorde peut-être aussi trop d'importance ou un trop grand pouvoir (comment réussirait-elle cette exploit de rendre les femmes silencieuses ou de les blesser, plus que l'exploitation économique ou sexuelle ?). Surtout, nombre de féministes lui reprochent d'uniformiser la pornographie en en faisant un instrument de domination masculine, alors qu'elle pourrait bien se révéler plus hétérogène (comment considérer, par exemple, que la pornographie lesbienne est essentiellement un instrument de domination masculine, alors même qu'une partie est réalisée ou écrite par des femmes ?) et peut-être même libératrice (en identifiant et revendiquant des désirs réprimés par la domination masculine ; notamment le lesbianisme ou la bisexualité). Bref, Mckinnon ne pêcherait-elle pas par excès de généralisation en prétendant déceler une essence de la pornographie, qui plus est subordinatrice, que celle-ci ne prétend peut-être pas receler ? Et peut-on vraiment considérer que la théorie des actes de parole, qui rend certes compte du caractère actif de toute parole et donc, prétendument, de la parole pornographique, explique ce que prétend expliquer McKinnon, c'est-à-dire la blessure qui serait faite aux femmes — le caractère de discrimination sexuelle de la pornographie ? Bref, l'utilisation par les féministes (qui veulent défendre les positions de McKinnon, telle R. Langton, ou qui ne sont pas d'accord, telle J. Butler) de la théorie des actes de parole est-elle correcte, adéquate et pertinente ?
Nous avons examiné les attendus de cette critique prétendument non moralisatrice de la pornographie au moyen de la théorie des actes de parole – voir en quoi cette nouvelle conceptualisation de la pornographie comme acte de parole offensant la rend apte à être discutée d'un point de vue politique et susceptible d'être interdite de ce point de vue. Il convenait d'étudier aussi la nouvelle définition que cette juriste propose de la pornographie comme construisant la réalité féminine au moyen d'une imposition idéologique de leur sexualité. J'arguai cependant que la définition donnée par McKinnon est doublement fausse (à la fois dans la conception qu'elle se fait de l'activité de la parole et par conséquent de la caractérisation qu'elle en tire du discours pornographique comme acte) et qu'elle ne permet pas par elle-même d'interdire la pornographie : je proposerai alors un moyen qu'offre la théorie des actes de parole de la considérer qui permette véritablement de la considérer comme offensante. Il s'agissait de l'identifier, à l'instar du discours raciste pour les minorités ou du discours haineux pour toute personne qui en est victime (hate speech), non pas comme réduisant les femmes au silence ou les blessant en construisant carrément leur identité sociale, mais comme les insultant. Autrement dit, je proposerai de considérer que ce que nous offre véritablement la théorie des actes de parole à ce sujet, c'est une caractérisation possible des discours sexistes et ou racistes comme insultants qui permette, les considérant comme actes, de les condamner — dès lors seulement qu'ils sont insultant. Nous avons cependant ensuite montré qu'une conception de la pornographie comme insulte ou injure, si elle n'est pas inintéressante et n'est pas sans soulever de véritable problèmes relatifs à la pornographie, reste fondée sur une conception étroite et partiale des actes de parole — une conception univoque qui s'empêche de considérer la relativité de la réussite des actes de parole au contexte et à leur reconnaissance (et au contexte de reconnaissance). Bref, que si cette critique de la pornographie n'est pas moralisatrice, elle reste cependant par trop métaphysique. Et nous voulions rappeler à McKinnon et consorts qu'un acte de parole tel que l'est peut-être la pornographie n'a pas de définition fixe, a-contextuelle, et qu'il n'est pas offensant « par essence ». Nous apportions alors quelques preuves complémentaires de l'analyse visant à le démontrer. Bref, il nous fallait comprendre pourquoi, au sein même des féministes, la pornographie n'est pas toujours considérée comme offensante, et ne l'est donc par conséquent pas toujours.