Dès l'ouverture de son œuvre majeure, Droit, Législation et liberté, Hayek se réclame de l'héritage de Montesquieu et de son constitutionnalisme libéral, dont l'objectif majeur selon Hayek était d'assurer la liberté individuelle, en contenant pour ce faire le gouvernement dans ses limites. Selon Hayek l'évolution du libéralisme, à son époque, est en passe " d'abandonner les trois piliers du libéralisme " classique " que sont la défense de la liberté individuelle, la limitation du rôle de l'Etat et la liberté des marchés ". Il considère à cet égard qu'il devrait " faire à peine moins, pour le XXe siècle, que n'a fait jadis Montesquieu pour le XVIIème ", et également à peine moins que n'ont fait les penseurs du XVIIIème siècle " auxquels nous devons les conceptions fondamentales du constitutionnalisme, David Hume et Adam Smith ". Pour saisir l'entreprise hayékienne de défense du libéralisme, il semble donc fructueux d'analyser la manière dont Hayek réinvestit certains des arguments, concepts ou notions clefs chez ces auteurs pour mener à bien son projet de défense du libéralisme. On insiste le plus souvent, que ce soit pour critiquer ou féliciter l'entreprise hayékienne, sur la reprise par Hayek de l'expression de " main invisible " de Smith, image par laquelle précise Hayek, Smith, dans la langue de son temps, " décrivait comment l'homme est conduit à 'promouvoir un résultat qui ne faisait nullement partie de ses intentions' "2. Hayek réinvestit cette image, car il voit dans cette dernière une manière particulièrement heureuse de traiter de ces ordres spontanés, de ces ordres produits de manière non intentionnelle dont lui-même cherche à rendre compte, et plus précisément l'ordre de marché. On insiste à cet égard sur le fait qu'Hayek aurait vu chez Smith un précurseur à son entreprise théorique, qui consisterait à rendre compte, je cite par exemple Michaël Biziou, des phénomènes d'autorégulation au sein du marché. Plusieurs questions restent alors cependant ouvertes lorsque l'on emprunte uniquement cette voie : de quoi Hayek cherche-t-il à rendre compte précisément lorsqu'il traite de ces ordres spontanés, c'est-à-dire, que signifie le terme d'ordre ici ? Pourquoi Hayek se penche-t-il principalement sur l'ordre économique ? Est-ce seulement parce qu'il s'agirait pour lui d'un exemple d'ordre spontané parmi d'autres, un ordre paradigmatique certes, mais néanmoins un ordre parmi d'autres ? Or, pour répondre à ces questions, il semble utile de mettre au jour un autre réinvestissement conceptuel : celui qui prend pour objet la doctrine du doux commerce. On fera remarquer qu'Hayek ne cite pas la fameuse formule de Montesquieu dans cet ouvrage, et peu d'éléments bibliographiques permettent de cerner cette référence. En ce sens, on comprendrait pourquoi moins d'attention a été portée sur cet aspect de la pensée hayékienne. Surtout, il semble qu'Hayek produise un déplacement sur cette doctrine. Je ne rentrerai pas dans le détail des divergences entre les conceptions montesquienne, smithienne, humienne et hayékienne de cette doctrine, et espère que la discussion après cette communication permettra d'approfondir l'analyse sur ces déplacements produits par Hayek. Que devient cependant la doctrine du doux commerce chez Hayek ? Il s'agit pour Hayek de défendre l'idée que les " 'réseaux d'argent' (...) soudent la Grande Société ", c'est-à-dire sont au principe de l'ordre pacifique qui caractérise la société moderne4. Il me semble que cette doctrine hayékienne du doux commerce nous place au cœur de son entreprise de défense du libéralisme, plus précisément encore que celle de la main invisible. Sans elle, on ne cernerait pas précisément la nature des arguments que formule Hayek pour défendre son modèle libéral. Je tâcherai dans cette communication de montrer tout d'abord pourquoi Hayek sollicite, réinvestit, cette doctrine du doux commerce. Hayek cherche à résoudre le problème suivant : comment un ordre social au sein des sociétés modernes, càd des sociétés caractérisées par un haut degré de complexité, est-il possible ? Nous analyserons dans un deuxième temps ce réinvestissement hayékien de la doctrine du doux commerce, et comment il s'inscrit au cœur de son projet de défense du libéralisme. Comme indiqué plus haut, cette étude permet de mieux saisir ce qu'Hayek entend par " ordre ". On tâchera cependant de montrer que l'argumentation d'Hayek qui fonde cette doctrine du doux commerce repose sur un glissement conceptuel sur la notion d'ordre elle-même. Ce faisant, on mettra au jour la dimension idéologique du réinvestissement hayékien de la doctrine du doux commerce.