Si dans les années 1970, le dialogue entre Rawls et Sen était plutôt de l’ordre de la coopération pour en finir avec l’utilitarisme et mieux penser la justice sociale, les années 1980 marquent un tournant puisque leurs travaux empruntent désormais des voies parallèles. « Equality of what? » (Sen 1980) porte en germe cette séparation, bien que Sen qualifie encore à ce stade son introduction de la notion de « capabilités de base » d’« extension naturelle de l’intérêt de Rawls pour les bien premiers ». En effet, la critique adressée à Rawls à la fois sur la non prise en compte des « cas difficiles » comme les handicaps et sur le procédé de la « position originelle » annonce ce qui fera de leurs approches deux conceptions concurrentes de la justice : une théorie de la justice aux principes bien identifiés versus une approche de la justice comparative et incomplète. Il ressort surtout de notre analyse que la théorie de la justice de Rawls se fonde sur une conception idéale de la personne que les principes de justice chercheraient à réaliser, alors que Sen part d’une conception non-idéale et construit son approche de la justice de façon à développer l’agentivité des personnes en même temps que leur impartialité. Notre lecture permet d’expliquer la différence essentielle entre la raison publique rawlsienne et le raisonnement public senien : il ne s’agit plus d’envisager le cadre public de pensée comme ayant une visée intégrative, mais une visée transformative des points de vue. Par l’interprétation positionnelle des points de vue et leur inscription dans une éthique relationnelle, Sen dépasse la distinction entre ce qui relève du « rationnel » et du « raisonnable ». D’inspiration plus smithienne que rawlsienne, l’idée de justice de Sen propose une approche normative de l’agentivité qui permet à l’impartialité d’émerger au sein-même des points de vue personnels plutôt que grâce à un « filtre » appliqué sur ces points de vue. Ce déplacement offre un cadre élargi pour l’action publique qui ne se réduit pas aux actions menées au sein des institutions, mais inclut ce que « le public » peut faire en tant qu’acteur ou activateur des transformations sociales. L’approche normative de l’agentivité que nous donnons à voir est, selon nous, le résultat majeur du travail philosophique accompli par Sen dans sa contribution aux approches démocratiques de la justice.