Radiographie d’une promotion d’architectes diplômés d’État postulant à l’habilitation La présente étude, engagée en 2018 par un collectif de 20 enseignants-chercheurs de différentes ENSA, pilotée par Elise Macaire et Minna Nordström (LET-LAVUE, ENSAPLV) et financée par le ministère de la Culture et le Conseil national de l’Ordre des Architectes, a pour objectif de participer au bilan de la formation à l’habilitation à exercer la maîtrise d’œuvre en nom propre (HMONP). Il s’agit ainsi d’en dresser les acquis, de proposer des pistes d’évolution, et de contribuer à la constitution d’un observatoire et d’outils pour le suivi de la formation à l’habilitation et en particulier de la mise en situation professionnelle (MSP). En produisant des informations tant qualitatives que quantitatives sur l’expérience qu’ont les architectes diplômés d’État (ADE) de la formation à l’HMONP, elle a pour ambition de comprendre les représentations qu’ils se font de celle-ci, le rôle qu’ils lui donnent, et la manière dont elle s’articule avec leur projet professionnel. Cette enquête auprès des ADE en formation à l’HMONP nous donne à voir une radiographie du monde des diplômés de ces dernières années : à travers les postes qu’ils occupent, leurs aspirations professionnelles, leurs professionnalités en construction, leurs représentations de la profession d’architecte et la manière dont ils envisagent son devenir. La formation en elle-même agit comme un marqueur générationnel participant notamment de l’approche pragmatique du métier : structurer un projet d’entreprise, monter en compétence dans une agence, se forger une pratique singulière et personnelle, se construire un modèle professionnel et un environnement de travail, notamment des collaborations professionnelles. Se démarquant des générations précédentes, comme celle des années 1970, marquée par le bouillonnement culturel et politique de l’époque, ou comme celle des années 1980, qui a contribué à l’émergence du star-system et à l’importance de la « signature », cette génération tente de développer sa critique d’un modèle de la profession, parfois perçu comme dépassé : les architectes HMONP, à l’aise avec la transition numérique, aspirent à travailler en collectif, à collaborer avec d’autres disciplines, à se préoccuper de la dimension environnementale de l’architecture et des territoires en marge. Même si certains semblent désabusés face au monde de la construction et à ses contraintes économiques et face à la place que l’architecte y occupe, cette génération paraît optimiste, tout du moins tournée vers l’avenir, et le revendique. Elle s’avère alors consciente de ses spécificités, « architecte DPLG » sonnant souvent dans les témoignages comme la marque d’un temps ancien. Malgré ces marqueurs forts, cette génération de diplômés est loin d’être homogène. La construction d’un projet professionnel n’est que rarement un processus linéaire qui mènerait l’ADE sortant du diplôme à l’habilitation et à l’exercice en nom propre. Les ADE s’engagent dans la formation à l’HMONP pour des motivations diverses, et leurs attentes varient en fonction de ce qu’ils sont venus chercher pour alimenter la construction de leur professionnalité. La recherche a mis en lumière une grande diversité de profils d’ADE, élaborés suivant les parcours antérieurs, les raisons et le moment de l’inscription dans la formation à l’HMONP et l’usage qu’ils en font. Ainsi, même si un tiers des ADE démarre la formation à l’HMONP directement après le diplôme d’État d’architecte, un tiers attend 1 ou 2 ans avant de s’inscrire, et un dernier tiers, 3 ans ou plus. Ainsi, la plupart ont cumulé une bonne expérience professionnelle avant l’inscription, 2 ans en moyenne, près d’un quart d’entre eux en ayant même 3 ou plus. La trajectoire antérieure et le moment de l’inscription déterminent alors l’usage qui est fait de l’HMONP. Il s’agit d’officialiser une entreprise d’architecture en cours de création et qui tourne déjà bien, de prendre du recul, de monter en grade, de faire un bilan de compétences, d’établir une feuille de route, d’explorer la faisabilité d’un projet d’entreprise, de s’outiller pour la création et la gestion d’une entreprise, de commencer à réfléchir au projet professionnel, de mieux comprendre l’environnement professionnel… Dans tous les cas, les ADE attendent d’occuper, pendant la mise en situation professionnelle, une position d’acteur responsable et d’observateur privilégié de la gestion des projets et de l’entreprise. Cela s’avère être possible dans une grande variété de structures d’accueil, y compris à l’étranger, voire dans des situations moins canoniques des milieux de la maîtrise d’œuvre. Même si une minorité a dû accepter une MSP ne correspondant pas ses aspirations, la plupart des ADE s’orientent vers des situations d’apprentissage en adéquation avec leurs objectifs. Dans les structures libérales ou sociétés unipersonnelles, l’apprentissage est intense, impliquant souvent une grande autonomie, le suivi étant fonction de la disponibilité de l’unique gérant. Dans les petites sociétés d’architecture, la taille de l’agence et la nature des projets permettent aux ADE une observation et une participation à toutes les phases du projet à échelle « maîtrisable », ainsi qu’une acquisition en parallèle de notions sur la gestion et sur l’organisation d’une entreprise. Dans les sociétés de taille intermédiaire, avec des effectifs allant de 5 à 19 personnes, la diversité et l’échelle des projets offrent aux ADE des possibilités d’observation d’activités autres que les missions qui leur sont directement confiées, le suivi étant souvent une démarche collective. Enfin, certains ADE choisissent d’effectuer leur MSP dans de grandes structures métropolitaines, agences d’architecture ou entreprises exerçant dans un autre secteur de maîtrise d’oeuvre, pour la variété et l’échelle des projets, souvent pour une spécialité, et pour tirer des enseignements de l’organisation et du mode de production particulier d’une très grande société. Dans toutes ces situations, la réussite du projet de formation de l’ADE est fonction de la qualité du suivi, de la nature des tâches confiées et du degré de responsabilisation de l’ADE. Si la trajectoire antérieure de l’ADE et les raisons de faire l’habilitation influencent les usages de la formation, le vécu de la formation façonne lui-même les projections professionnelles. Ainsi, une mauvaise expérience de formation, le sentiment d’être délaissé, voire déconsidéré aussi bien par l’école que la structure d’accueil, peut laisser l’ADE incertain quant à sa volonté, voire sa capacité, d’exercer un jour en nom propre. À l’opposé, une MSP valorisante, positionnant l’ADE à la fois comme observateur légitime et réflexif, comme acteur avec un rôle et des responsabilités correspondant aux enjeux et objectifs de la formation, permet à l’ADE d’imaginer un devenir professionnel relativement optimiste. Les ADE qui ont un projet d’installation (déjà engagé, imminent ou en cours de maturation) arrivent alors à profiter de la formation pour se doter d’outils nécessaires et démarrer ou structurer leur exercice, et pour mieux se positionner. De même, une formation et une MSP bien vécues permettent aux ADE sans projet précis ou en début de carrière de définir leurs aspirations professionnelles, jusqu’à parfois les convaincre d’exercer la maîtrise d’œuvre plus tôt que prévu. Les diplômés enquêtés signalent ainsi l’acquisition d’un recul critique grâce à l’adéquation entre les cours dans les écoles d’architecture et la mise en situation professionnelle, considérée comme essentielle. L’alternance permet de faire évoluer la posture professionnelle, de confirmer l’intérêt pour un secteur d’activité, de construire et d’alimenter un réseau professionnel ou encore d’élaborer un projet d’association, voire de reprise, avec la structure d’accueil. Nous avons repéré quatre grandes catégories d’usage de la formation, construites en fonction des temporalités et des modalités d’exercice de la maîtrise d’œuvre envisagées. - En premier, les ADE avec un exercice de maîtrise d’œuvre imminent au moment de l’entrée dans la formation cherchent à obtenir l’habilitation pour poursuivre leur activité en tant qu’architecte inscrit à l’Ordre. La formation leur offre une occasion de s’outiller pour la création et la gestion d’une entreprise d’architecture, mais aussi de questionner et de positionner leur pratique, souvent déjà bien engagée. - En deuxième, les ADE qui ont un projet d’exercice de maîtrise d’œuvre en maturation cherchent à prendre du recul vis-à-vis de leur situation professionnelle actuelle de salarié et se forgent un « bilan de compétences » pour préciser leur projet professionnel. L’habilitation en amont de la mise en oeuvre définitive du projet d’exercice permet de monter l’entreprise au moment de la concrétisation des premières commandes nécessitant l’inscription à l’Ordre. - En troisième, les ADE pour lesquels l’exercice de maîtrise d’œuvre en nom propre est un projet à long terme cherchent à monter en compétence et en responsabilité, à porter le titre en tant qu’architecte salarié, mais aussi à mieux comprendre le contexte d’exercice de la maîtrise d’œuvre aujourd’hui. La formation de ces salariés s’inscrit souvent dans la stratégie d’évolution du personnel de l’entreprise employeuse. - En quatrième, le groupe des ADE dont le projet n’est pas d’exercer la maîtrise d’œuvre, ou qui ne savent pas encore s’ils vont un jour le faire, comporte des profils atypiques, dont les objectifs diffèrent de la majorité : les futurs fonctionnaires voulant passer un concours public, les « alternatifs » cherchant leur voie ou encore les ADE en reconversion, découragés par une mauvaise expérience de la formation. « Antichambre » de la profession, la formation à l’HMONP est alors le lieu de la « fabrique » de l’architecte de ce début du XXIe siècle. Nous pouvons retenir quelques points saillants de la recherche. Nous observons que la professionnalité des ADE est en construction dès la formation initiale. Stages, engagements associatifs, mobilités, césures, puis choix de la MSP ou encore de la validation des acquis s’inscrivent dans une tactique, voire une stratégie d’insertion dans le monde professionnel. Aussi, les ADE sont en capacité de s’engager dans la formation à l’HMONP « en conscience ». La souplesse de l’arrêté régissant la formation et stipulant une ouverture à tout ADE l’année de l’obtention du DEA ou après une période d’activité professionnelle semble important à conserver (article 3 du titre I de l’arrêté du 10 avril 2007). L’enjeu pour l’impétrant est d’avoir en amont les informations nécessaires pour prendre la bonne décision au bon moment. Comme l’ont montré les travaux sur les professions, les architectes présentent une diversité de pratiques souvent cachée derrière un stéréotype professionnel, ici le « maître d’œuvre qui exerce en nom propre », figure renouvelée de « l’architecte libéral », mode d’exercice de moins en moins majoritaire. La nouvelle génération d’habilités n’échappe pas à cette règle de la diversité. Ces jeunes professionnels se sont emparés de la formation et s’en servent donc de manière différenciée. Quatre lignes de force ont été dégagées des débats sur les pistes d’amélioration de la formation, menés au sein des focus-groupes. La première est que l’alternance est appréciée des ADE et qu’elle les aide à se forger un positionnement personnel et professionnel, critique et déontologique. La deuxième porte non pas sur la formation elle-même, mais sur le cursus initial qui n’accompagne pas suffisamment la construction du projet professionnel et les premiers pas dans la vie active, essentiels pour aller vers l’habilitation. La troisième acte que l’évolution des contenus et du format de la formation doit se faire conjointement avec une réflexion sur la précarité du modèle économique de celle-ci (moyens dont disposent les partenaires de la formation et l’ADE). Enfin, la quatrième ligne de force questionne les fondements de la formation : ce que vise l’habilitation (ce que recouvre la terminologie « maîtrise d’oeuvre en nom propre ») en termes d’activités et de modes d’exercice, et par conséquent, la nature des mises en situation professionnelle ou encore du mémoire. Les ADE s’interrogent sur leur statut et leur identité souffrant d’une forme « d’invisibilisation » de leur existence professionnelle, qui pourrait être aussi celle globalement des salariés d’agence. D’un côté, cela n’est pas très nouveau, les salariés font partie des populations assez méconnues de la socio-démographie des diplômés en architecture. D’un autre côté, la recherche mesure encore assez mal comment la féminisation de la profession participe de la partition des places, notamment de salariées, dans le champ de l’architecture. Chacun des partenaires de la formation est donc face à un chantier : par exemple, travailler à la mise en forme d’un « socle commun », à la valorisation du travail des directeurs d’étude et à une meilleure articulation avec la formation initiale pour les ENSA ; réfléchir à l’accompagnement des structures d’accueil et à la reconnaissance du statut des ADE et leur association à la défense de la qualité architecturale pour l’Ordre des architectes et les syndicats ; travailler sur l’économie de la formation et sur la prise en compte de la diversification des métiers pour le ministère de tutelle. Pour tous, travailler davantage ensemble et développer l’approche partenariale de la formation est probablement le défi majeur afin de renforcer les liens entre le milieu de l’enseignement supérieur et le monde professionnel.