Une série d’évènements récents a contribué à propulser sur le devant de la scène politique et médiatique française un débat classique en sciences sociales : l’exercice du pouvoir discrétionnaire et ses limites en démocratie. En effet, l’adoption de mesures exceptionnelles et controversées, censées être temporaires car suspensives d’un certain nombre de droits et de libertés fondamentales, a fait suite à la vague d’attentats qui a touché la France entre 2015 et 2018, puis à la pandémie de Covid-19 entre 2020 et 2022, mais également à une série de mouvements sociaux, tel celui des Gilets jaunes. De nombreuses actions protestataires ont visibilisé la colère d’une partie de la population qui, sur fond d’inégalités sociales croissantes, pointait du doigt des projets inutiles (aéroport de Notre-Dame-des-Landes, barrage de Sivens, site d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure, mégabassines dans les Deux-Sèvres etc.), des réformes gouvernementales iniques (la loi Travail de 2016, la loi Sécurité globale de 2021, la réforme des retraites de 2023 etc.), ou encore les violences policières (de la mort de Bouna et Zyed en 2005 à l’homicide de Nahel en 2023, en passant par les interpellations qui ont coûté la vie à Lamine Dieng en 2007 et à Adama Traoré en 2016). Ne serait-ce qu’au cours des années 2023 et 2024, les libertés de manifestation et d’association ont été à maintes reprises mises à mal à coup d’interdictions préfectorales, de menaces de retrait de subventions publiques, d’opérations policières d’envergure, et de tentatives de dissolution : l’ensemble de ces initiatives émane de l’exercice d’un pouvoir qui pourrait être qualifié de discrétionnaire. Dans ce contexte, les tribunaux administratifs ont régulièrement été appelés à s’exprimer sur la validité des décisions prises par les pouvoirs publics sur ces sujets, et en particulier à faire la lumière sur ce qui distingue l’usage légal d’un pouvoir discrétionnaire d’un usage abusif de celui-ci. Cette actualité brûlante a de fait provoqué un renouveau des débats, académiques ou non, autour des enjeux que pose l’usage du discrétionnaire . Loin de se poser uniquement pour l’exercice du pouvoir étatique, et en particulier de l’exécutif, l’interprétation et l’application des normes et des consignes est au cœur de processus décisionnaires beaucoup plus ordinaires, qui touchent à de nombreux domaines (le maintien de l’ordre dans la rue, l’évaluation de dossiers de prestations sociales, les procédures pour l’obtention d’une forme de protection, etc.) et qui s’observent à des échelles davantage microsociologiques (les rendez-vous au guichet, les audiences au tribunal, les réunions de service au sein d’une mairie ou d’une préfecture, etc.). Cet ouvrage se propose d’explorer les multiples visages et effets du pouvoir discrétionnaire, incarné dans les pratiques quotidiennes d’acteurs publics ou privés, qui doivent prendre, ou contribuer à faire prendre par d’autres, des décisions.