La valeur du temps est un concept central de l’analyse économique appliquée aux transports. Elle sert de base à l’évaluation socio-économique des infrastructures de transport et s’appuie sur l’hypothèse implicite selon laquelle le temps de transport est un coût qu’il importe de minimiser. Cette notion a été développée dans les années 1960 par deux auteurs, Beesley en Grande-Bretagne et Claude Abraham en France. C’est l’époque où le développement de la motorisation individuelle constitue un projet politique et économique largement partagé dans les pays occidentaux. Dans les villes européennes, la logique « tout automobile » se heurte à des limites spatiales, spatio-temporelles et sociales. Les modèles de prévision de trafic tout droit importés des Etats-Unis montrent que sous des hypothèses de croissance démographique élevées et de progression rapide du taux de motorisation des ménages, tant les capacités routières que l’offre de stationnement dans les centres urbains risquent d’être rapidement insuffisantes. La lutte contre la congestion des réseaux routiers et le maintien de l’accès aux centres et aux zones d’emploi constituent alors les maîtres mots des politiques d’aménagement urbain. Le paradigme dominant est résumé par un slogan : predict and provide (prévoir et satisfaire les besoins de déplacement) (Owens, 1995). Une autre limite au tout voiture est d’ordre social : tout le monde n’aura pas accès à l’automobile, en particulier les personnes jeunes ou âgées, en situation de handicap, ou disposant de revenus insuffisants. La piètre qualité des solutions alternatives à la voiture individuelle, dont les transports collectifs, souvent sacrifiés face à l’essor de l’automobile, est relayée par les mobilisations sociales de la fin des années 1960 aux Etats-Unis comme en Europe. La prise de conscience de ces problèmes par les pouvoirs publics jouera un rôle important dans les politiques de relance des transports publics urbains, notamment en France à partir des années 1970 (Lefèvre et Offner, 1990). Plusieurs décennies plus tard, dans les années 1990, les inquiétudes à l’égard des impacts sur l’environnement et la santé humaine de la croissance des circulations automobiles l’emportent sur les problématiques de congestion des réseaux routiers. L’heure est à la médiatisation des pics de pollution dans les grandes villes, à l’évaluation du nombre de morts prématurées causées par la pollution et à la publication du premier rapport du GIEC. Ce tournant des années 1990 correspond à un basculement des certitudes : pour la première fois, la gestion de la « demande » de déplacement est envisagée comme nécessaire, au-delà des efforts technologiques réalisés pour améliorer les véhicules. Il bouscule le consensus jusque-là largement partagé à l’échelle internationale, selon lequel l’amélioration de l’offre de transports et le développement des mobilités sont a priori souhaitables (Gallez, 2015). Ce changement de regard sur la mobilité et ses régulations, amorcé dans les années 1990, se manifeste de manière plus prégnante aujourd’hui, dans le double contexte de l’urgence climatique et de la situation géopolitique internationale autour de l’énergie. Il appelle à une adaptation profonde de nos outils de mesure, de prévision et d’évaluation. Je m’attacherai ici aux enjeux d’équité sociale, en évoquant d’abord les limites de la valeur du temps et plus largement des approches temporelles dans le calcul économique (1) ; puis en esquissant des propositions (2).