Il y a 20 ans, Hidlebrand (2003) et Rosembloom (2003) dans des travaux états-uniens ou Schönfelder et al., (2003) et Fökber & Grotz (2006) dans des études européennes mettaient en évidence un paradoxe. Celui de la plus ‘grande’ mobilité des personnes vieillissantes, particulièrement en voiture. Phénomène nouveau, on observait qu’au passage à la retraite, « certains individus âgés se déplacent autant, voire plus que les cohortes de travailleurs plus jeunes. N’ayant plus de contraintes liées au travail, c’est principalement la mobilité de consommation et de loisirs qui contribue à faire augmenter le nombre et la fréquence de leurs déplacements » (Rosenbloom, 2003, cité par : Lord, Joerin, Thériault, 2009). Ce résultat n’a été que l’une des nombreuses illustrations d’un changement générationnel majeur : l’arrivée à l’âge de la retraite des représentants du Baby-boom, une génération qui en France a « fait » Mai 1968 ; une génération qui, en toutes choses, s’est rarement comportée comme celles qui l’ont précédée. Cette génération a largement bénéficié d’une mobilité ascendante au cours des trente glorieuses ; elle a définitivement achevé la démocratisation de l’automobile pour toutes et tous ; elle a massivement contribué au rêve pavillonnaire en allant vivre dans le périurbain et elle continue à être l’une des principales générations en mesure d’acheter des voitures neuves. Cette génération qui a fait de l’indépendance son credo va pourtant devoir se résoudre à vivre l’âge de la dépendance. Les papy-boomers les plus âgés ont 77 ans et entrent dans le 4ème âge. Comment leurs rapports à la conduite automobile en général et à la vitesse en particulier, vont-ils évoluer ? Une part considérable des débats scientifiques relatifs à la mobilité des personnes âgées relève de l’accidentologie et porte sur la question de savoir s’il faut ou non leur interdire l’accès au volant ; le cas échéant à quelles conditions, dans quelles circonstances ou à partir de quel âge. Plutôt que de prendre part à ce débat, nous proposons de nous pencher sur les pratiques de conduite automobile relatées par les personnes concernées elles-mêmes ; de tirer parti des résultats d’une enquête en cours au sein de la métropole lilloise en prenant la vitesse pour focale d’analyse. Dans l’objectif de mieux comprendre et analyser l’évolution des pratiques de mobilité de la génération du baby-boom, la Métropole Européenne de Lille a commandé au CEREMA une enquête longitudinale de type panel. Commencée à l’hiver 2019-2020, et pour une durée de 5 ans, ce suivi annuel comporte deux volets : une enquête quantitative par quota auprès d'un échantillon de 1000 seniors (65 ans et plus)2 ; une enquête qualitative socio-anthropologique et compréhensive par entretiens semi-directifs répétés (en face-à-face puis par téléphone pour cause de COVID) auprès d’un panel de 27 ménages de plus de 68 ans. L’intérêt de l’enquête est d’être une fenêtre d’observation en prise directe avec des processus à l’œuvre. Elle vise une meilleure compréhension de la manière dont les papy-boomers de la métropole lilloise font évoluer leurs pratiques de déplacement et stratégies de localisation. Les principaux résultats présentés dans la communication sont : 1 – Une autorégulation de la conduite et de la vitesse « Le renoncement à la conduite automobile est bien souvent très difficile à accepter car il représente un signe majeur de perte d’autonomie et d’entrée dans le grand âge » (Pochet et Corget, 2010 ; Gateau, 2020). L’arrêt de la conduite est si redouté qu’il fait parfois l’objet d’un déni : « il existe un refus d’y penser, cet arrêt étant vécu comme un signe d’entrée dans la vieillesse voire dans la “dépendance” » (Espinasse, 2005). De plus, « à l’heure où la pratique de la voiture chez les femmes est quotidienne, qu’elles aient travaillé ou non » (Pochet, 1998), l’abandon de la seconde voiture n’est plus aussi évident après 65 ans. Pourtant, une auto-limitation à la conduite chez certains seniors s’observe (Devlin, Mc Gillivray, 2016). C’est la réponse la plus rationnelle pour concilier volonté de continuer à conduire et diminution des capacités physiologiques. Notre enquête montre qu’on limite les trajets longs, qu’on peut hésiter à prendre la route de nuit ou quand les conditions météorologiques sont mauvaises. Mais avant tout, les seniors commencent par limiter leur vitesse. 2 – Des pratiques genrées. Cette autorégulation de la conduite automobile est plus ou moins facile selon les styles de vie. Elle est également plus ou moins marquée selon les sexes des personnes âgées. Ce point a été mis en évidence depuis les années 90. « L’analyse comparée des aînés et des aînées montre que les femmes réalisent moins de déplacements quotidiens, parcourent des distances plus courtes, s’éloignent moins du domicile et abandonnent plus tôt l’usage de la voiture que les hommes » (Pochet, 1996 ; Rosenbloom, 2003 ; Waldorf, 2003 ; Whelan et al., 2006). En outre, la thèse de doctorat de Marie Dit Asse qui a exploré le « processus de régulation de la conduite automobile » affirme que « chez les hommes comme chez les femmes, la présence de pathologies du système nerveux central ou de déficits cognitifs mène à une régulation de la conduite. Toutefois, les femmes s’arrêteraient de conduire avant que ces troubles impactent leurs capacités de conduite ou leurs activités de la vie quotidienne, à la différence des hommes ». (Marie Dit Asse, 2015). Partant de là, notre enquête apporte un éclairage complémentaire sur le rôle des femmes dans la canalisation de la vitesse au volant de leurs conjoints masculins ou sur les difficultés qu’elles rencontrent à jouer ce rôle. 3 – Une perception générationnelle de la vitesse. Une part conséquente des difficultés de mobilité que les personnes âgées rencontrent pourrait correspondre à « un décalage entre deux types d’attitudes (précautionneuse versus intrépide, lente versus rapide) » sur la route. « Plutôt que d’une déficience en soi dans la conduite des personnes âgées, une grande partie des problèmes auxquels elles sont confrontées pourrait ainsi provenir d’une variation, d’un différentiel introduit dans le système, par une opposition entre deux styles de conduite, qui pourrait se ramener en fin de compte à un conflit de génération » (Van Elslande, 2003). Cette thèse fait largement débat cependant. « Alors que certains chercheurs considèrent que l’adoption de vitesses élevées distingue les jeunes automobilistes de l’ensemble des conducteurs, d’autres signalent des pratiques similaires chez des automobilistes âgés » (Drulhe et Pervanchon, 2002). Notre enquête montre que les seniors n’ont pas tous l’agilité cognitive nécessaire pour répondre aux sollicitations que la mobilité contemporaine réclame. Cette inadaptation se traduit par une crainte de la vitesse des autres (automobilistes, usagers de l’espace public…). Ceci explique que les comportements des autres usagers sont de moins en moins anticipés (trajectoire d’un cycliste, irruption d’une trottinette...). Quand les personnes âgées se plaignent de la vitesse d’autrui c’est qu’elle constitue une variable surprenante ou inquiétante pour elles-mêmes. 4 – Un rapport particulier à la technologie et au sentiment d’urgence. Depuis que les papyboomers sont à la retraite, on observe chez certains seniors un rapport nouveau à l’urgence. Bien que les contraintes professionnelles disparaissent, ils continuent à remplir leurs journées de moments intenses et d’activités variées. D’ailleurs les boucles de déplacements ne se simplifient plus autant avec l’âge. Notre enquête suggère que ceux-là même qui s’emparent des outils numériques (smartphone, réunions associatives en visio-conférence, réseaux sociaux) apprécient pleinement les développements technologiques récents soulageant la fatigue sur la route (régulateur de vitesse, limitateur) ou palliant à d’éventuelles défaillances (freinage automatique à l'approche d'un obstacle, correcteur de trajectoire). D’autres, au contraire, conservent un rapport à l’urgence plus distant et font un usage nul à modéré de ces technologies. 5 – Des infractions qui révèlent une vulnérabilité aux changements. Dans certains témoignages collectés, les personnes évoquent – non sans fierté parfois – avoir fait l’objet d’un PV pour un « petit » excès de vitesse. Elles contestent d’ailleurs avoir pris un quelconque risque. L’étude des contextes dans lesquels ils ont été verbalisés permet d’émettre l’hypothèse d’un poids plus important des changements au grand âge (passage au 80 km/h sur route, changement de limitation de vitesse sur le périphérique de Lille...). Les personnes les plus âgées ne conduisent plus que sur des routes qu’elles « connaissent » car elles ont le sentiment qu’elles n’y rencontreront « pas de (mauvaise) surprise ». D’un point de vue cognitif, l’attention à la signalisation routière se relâche. C’est la routine de mobilité qui garantie d’atteindre sa destination. Ce faisant, toute modification de signalisation routière risque de passer inaperçue. Notre communication se conclue par la formulation d’une hypothèse transversale a priori paradoxale. Certes, les seniors ralentissent l’allure au grand âge. Mais dans quelle mesure les baby-boomers n’instrumentalisent-ils pas cette décélération pour mieux continuer à conduire et, finalement, continuer à vivre aussi intensément qu’avant ? Au fond, ne conduisent-ils pas plus lentement pour continuer à penser qu’ils vont plus vite : plus vite qu’à pied ; plus vite qu’en transport en commun et plus vite qu’à vélo ?