Je propose ici une nouvelle interprétation de l’« hospitalité inconditionnelle » développée par Derrida dans le volume 1 de son Séminaire sur l’hospitalité (Paris : Le Seuil, 2021). La tension que Derrida introduit au cœur même de la notion d’hospitalité (par les nombreuses apories et antinomies qu’il y identifie, et par son recours insistant à des textes violents, voire insoutenables, comme l’histoire des « Filles de Lot » ) est vue ici comme le symptôme d’un problème beaucoup plus général. J’essaie de montrer que la défense exaltée par Derrida d’une « hospitalité inconditionnelle » que personne (y compris lui-même) n’a jamais expérimentée est une manière inconsciente de révéler une tentation pour le « réalisme », que toute sa philosophie combat, mais qui exerce néanmoins sur lui, comme sur tout philosophe, une forte attraction. L’histoire de la philosophie, de Platon à Derrida en passant par Descartes ou Spinoza, a le plus souvent fait de l’« hospitalité au réel» la définition même de la philosophie. Pendant des millénaires, la vérité et la sagesse ont été conçues comme l’acceptation de la violence que nous inflige la « réalité » qui nous pénètre sans que nous y soyons invités ou que nous y consentions, jusqu’à ce qu’elle nous blesse et finisse par nous chasser de l’existence. Notre lecture de l’« hospitalité inconditionnelle » de Derrida nous conduit ainsi à une dimension de violence inattendue dans l’un des principaux modèles de la philosophie.