En Europe et en Amérique du Nord, les aménagements temporaires d’espaces publics sont désormais courants et renvoient à des objectifs variés. Alternativement désignés comme transitoires, éphémères ou tactiques, souvent apparentés au placemaking, ces types d’intervention ont fait l’objet de nombreuses critiques et d’analyses réflexives sur leurs formes, leurs qualités, les publics visés, leur institutionnalisation et les valeurs qui les sous-tendent (Stevens et al., 2021). Toutefois, rares sont les études qui se sont penchées sur la façon dont circulent les savoirs et les pratiques dans le domaine de l’urbanisme temporaire, notamment quand il concerne les espaces publics (Douay et Prévot, 2016), et ce, alors même que cette circulation est largement documentée en urbanisme (McCann, 2011 ; Castrillo Romón, Fernández Águeda et Vaz, 2023). De même, si certains travaux focalisent leur attention sur les acteurs qui permettent la mobilité de ces savoirs et pratiques, notamment en référant à la notion de passeur (Jobard et al., 2020), il n’existe pas – à notre connaissance – d’analyses de ces acteurs dans le domaine plus spécifique de l’urbanisme temporaire. Dans ce contexte, l’objectif de notre propos est d’identifier les acteurs qui permettent cette circulation de savoirs et de caractériser leurs pratiques : Qui sont ces acteurs ? Quels modèles transmettent-ils et quelles manières ? Quel rapport au temps et quelles pratiques promeuvent-ils ? Pour répondre à ces questions, nous reviendrons rapidement sur les écrits entourant la circulation des savoirs en urbanisme et la notion de passeur pour saisir l’ensemble de ces déclinaisons. Puis, la réalisation d’entretiens menés avec des personnes ayant participé à des projets emblématiques à Montréal – où l’urbanisme temporaire s’est beaucoup développé dans les années 2010, tout particulièrement dans les espaces publics (Lefebvre et al., 2020 ; Travers, 2020) –, nous permettra de mettre en évidence deux caractéristiques principales. D’une part, trois types d’acteurs sont impliqués dans les actions temporaires sur l’espace public : la ville (et ses arrondissements), les OBNL (organismes sans but lucratif) et les agences privées d’architecture, de paysage ou de design. Si les individus qui sont au cœur de ces organisations ont des profils relativement classiques ou du moins « attendus », le modèle auquel ils se réfèrent majoritairement est un programme spécifique de la ville : le programme d’implantation des rues piétonnes et partagées. Lancé en 2015, ce dernier fait de la ville un « passeur-entrepreneur » (Bergeron et al., 2013) du recours au temporaire dans la fabrique des espaces publics, à travers des normes institutionnelles diffusées à différentes échelles : à l’échelle infra locale tout d’abord, dans la mesure où son but est de transmettre une expertise aux arrondissements et aux deux autres types d’acteurs. Ceux-ci vont alors devenir – pour un temps du moins et avec des succès variables – des « passeurs traducteurs » (Callon, 1986), en ce qu’ils adaptent les pratiques à leurs contextes spécifiques, en s’appuyant sur des visions de la fabrique des espaces publics plus ou moins innovantes. Puis à l’échelle internationale, ce rôle de « passeur-entrepreneur » s’exprime par la diffusion de guides et de modèles montréalais. D’autre part, les manières de recourir au temporaire, ont, sans surprise, évolué dans le temps. Il semble y avoir un avant et un après pandémie qui a bouleversé l’écosystème des acteurs et leurs pratiques, avec en particulier la multiplication des piétonisations saisonnières encouragée par la Ville de Montréal. Aux expérimentations menées dans l’urgence a succédé une réaffirmation de contraintes multiples (administratives, techniques...). Aujourd’hui, les acteurs interviewés revendiquent majoritairement le recours au « transitoire » et rejettent l’idée d’une action qui irait à l’encontre d’une durabilité des projets. Toutefois, en amenant une forme de « mise en marché » de ce type d’intervention sur l’espace public, la Ville de Montréal contraint l’innovation et les temporalités des projets. Certains acteurs parmi les OBNL et les agences privées choisissent alors de s’adapter et de résister à ces contraintes en développant leurs spécificités (en devenant des « traducteurs » pragmatiques), tandis que d’autres quittent l’aventure pour revenir vers les valeurs plus en phase avec leur développement initial. De façon plus générale, notre enquête montre que, dans le domaine de l’urbanisme temporaire montréalais, le « temps » est conçu comme un outil, qui ne permet pas encore de nourrir une réflexion plus large sur la fabrique urbaine.