Le secteur de l’aide à la personne rencontre une pénurie de main d’œuvre, accentuée depuis la crise de la covid-19. Les difficultés de recrutement de ces métiers reposent sur une mauvaise qualité de l’emploi, avec de faibles salaires et un fort taux de travail à temps partiel (Silvera et al, 2023). A cela s’ajoutent des conditions de travail difficiles, comprenant notamment une pénibilité physique et émotionnelle souvent sous-évaluée (Avril, 2014 ; Devetter et al, 2023). Le sous-financement structurel du secteur est par ailleurs régulièrement mis en avant comme la cause de ces difficultés. En concertation avec les pouvoirs publics ou indépendamment de ces derniers, le secteur cherche à résoudre la « crise » par différents moyens : campagnes publicitaires, instauration d’une journée nationale des aides à domicile, revalorisation d’une partie des salaires pour les salariées relevant du secteur associatif, etc. Parallèlement, certains acteurs avancent un autre type de réponse à travers une réforme des organisations et du management, en s’appuyant sur des approches dites « innovantes » et sur des discours humanistes. Leur proposition de modernisation du secteur s’inscrit dans le cadre de la nouvelle gestion publique entamée depuis les années 1990 (Bezes, 2009) et de la chalandisation du secteur médico-social (Chauvière, 2007). Ces acteurs mobilisent une « critique artiste » (Boltanski et Chiapello, 1999) d’un management déshumanisé qui nuirait aux individus et aux bénéficiaires du secteur, et proposent de moraliser les organisations à travers davantage d’autonomisation et de responsabilisation des salariées. C’est notamment le cas de la méthode « Buurtzorg », portée en France par un collectif d’entrepreneurs.euses sociaux et de coachs. La réforme proposée vise donc à « humaniser » (Loffeir et al, 2021) le management en s’inspirant des concepts de l’entreprise libérée (Carney et Getz, 2012 ; Laloux, 2014) et en convoquant le développement personnel ainsi que des concepts issus de la psychologie (Stevens, 2008) et du coaching (Salman, 2021). Dans ce contexte, une région française a en effet déployé entre 2019 et 2022 un programme expérimental de formation à ces innovations, à destination de services d’aide à domicile. Plusieurs parcours de formation ont été proposés aux structures relevant de statuts, tailles et territoires différents. Nous proposons de nommer ces réformateurs des « passeurs ». Le concept de « passeurs », en tant qu’« acteurs individuels qui sont intermédiaires dans le processus de transfert d’une norme ou de pratiques, mais aussi producteurs de ces normes ou pratiques » (Jobard et al, 2020), semble en effet propice au dépassement de la dichotomie entre producteurs de normes et destinataires de ces dernières : les passeurs, qui occupent davantage un rôle qu’un statut défini, se situent à l’interface de plusieurs positions, et contribuent autant à produire, diffuser et bénéficier des normes, ici managériales. Cette communication se propose donc d’explorer les profils des passeurs de ces normes que sont les intervenant.es qui assurent, auprès des structures d’aide à domicile, les formations visant à les accompagner dans la réforme de leur organisation. Qui sont celleux qui réalisent le travail de relai d’une idéologie managériale ? Quelles stratégies de présentation de soi mobilisent-ils et elles pour convaincre des publics parfois hétérogènes ? Basée sur une thèse de sociologie toujours en cours, la communication s’appuiera sur des matériaux ethnographiques recueillis à l’occasion d’une quarantaine de journées d’observation du programme de formation. Des entretiens longitudinaux menés avec les formateur.ices complèteront les données pour illustrer les différents rôles endossés par ces intermédiaires dans la diffusion d’une idéologie réformatrice « humaniste » du management du secteur médico-social. En effet, ces dernier.es opèrent à la fois un travail de production de la norme et un travail de conversion du public (souvent désigné volontaire par les directions et dont la réforme du management ne fait pas partie des revendications prioritaires) en mobilisant une mise en scène soignée : les lieux de formation sont ainsi sélectionnés scrupuleusement et réorganisés en amont de l’arrivée des participant.es pour favoriser la convivialité et faciliter le récit de soi. Plusieurs rituels sont également mis en place afin de « libérer la parole », et les discours comportent une forte dimension symbolique. Il s’agira de montrer qu’au-delà des styles managériaux différents selon les parcours de formation choisis, des ressemblances existent entre ces passeurs, que l’on peut saisir dans un essai de typologie selon trois pôles : entrepreneurs (il s’agit ici des formateurs mettant en avant leur parcours passé ou actuel d’entrepreneur ou de patron « libérateur » et promoteur d’une nouvelle entreprise « morale » (Bosvieux-Onyekwelu et Boussard, 2022)), experts (les formateurs correspondant à cette catégorie mettent en avant leurs savoirs théoriques ou scolaires pour justifier leur légitimité) et coachs (les formatrices relevant de cette catégorie ont en commun le fait d’être des femmes assurant les aspects des formations relevant du développement personnel et de la question des affects). Cette répartition permet in fine de convertir un public hétérogène : des dirigeant.es du secteur médico-social, dont les profils ont évolué (Heichette, 2021) ce qui semble les rendre réceptifs à la diffusion de ces dispositifs managériaux, et qui apparaissent sensibles aux discours des experts et des entrepreneurs ; mais aussi des encadrant.es intermédiaires et des aides à domicile devant être convaincu.es du bienfondé des innovations proposées mais aussi de la légitimité des formateur.ices, et qui semblent se projeter plus facilement dans les représentations véhiculées par les coachs.