La création vidéoludique est traversée par la précarité, en particulier dans les espaces indépendants et alternatifs qui en constituent la plus grande part (Keogh, 2023). Outre la condition économique incertaine propre aux industries créatives et culturelles en général, la production du jeu vidéo est fragilisée par sa position à la marge du champ de la culture, surtout dans des pays où ce champ est fortement structuré par l’intervention étatique (Coville, 2013). En France, les professionnel·les de la production vidéoludique ont des carrières accidentées qui reflètent aussi bien la précarité des conditions de travail dans ce milieu que la faible longévité des studios (Ter Minassian et Zabban, 2021). Dans le cadre de l’axe « Création entravée » de l’appel, cette communication présente le cas d’un studio de jeu vidéo indépendant et examine ce que sa situation économique précaire fait au processus de production. Quand l’avenir est incertain, voire franchement menacé, comment continue-t-on à faire des jeux ? L’analyse s’inscrit dans la littérature aujourd’hui en plein essor des game production studies (Zabban et al., 2020 ; Sotamaa et Švelch, 2021). Elle retrace les interactions entre la situation économique du studio, le processus collectif de création, les conditions de travail de la douzaine d’employé·es et les stratégies de chacun·e pour composer avec l’incertitude. D’un point de vue méthodologique, la communication présente des données récoltées au sein du studio The Seed Crew par les deux autrices, qui y sont employées en tant que, respectivement, artiste-chercheuse et sociologue. L’enquête associe la méthodologie du récit de pratique (Paquin, 2019), ancrée dans une démarche de recherche-création (Gosselin et Laurier, 2004 ; Chapman et Sawchuk, 2011), et des méthodes qualitatives, en particulier des entretiens auprès des collègues du studio et l’analyse d’un corpus de documents produits au sein du studio (demandes de subvention, documents de design, flyers publicitaires…). La communication présente trois moments spécifiques qui se déroulent pendant une période de crise, à un moment où il semble presque certain que le studio va fermer. Elle aborde successivement le processus de réponse à un appel à projet européen dans le domaine des industries créatives, le dépoussiérage d’un jeu abandonné pour une commercialisation rapide, et l’hypothèse finalement abandonnée de développement d’un jeu érotique. Chacune de ces trois vignettes illustre des stratégies de survie du studio, en tant qu’organisation, et la place des individus au sein de ces stratégies. Dans le même temps, ces expériences mettent en évidence la manière dont les travailleur·ses naviguent ces moments de crise. En particulier, au sein du collectif menacé, les individus recourent à une réflexivité caustique et à l’auto-théorie (Fournier, 2021) pour donner du sens et mettre à distance les épreuves liées à leur situation professionnelle, souvent pas pour la première fois.