Cette communication relate un travail commun entre Anouk Daguin, artiste plasticienne spécialiste de la médiation par le végétal et Leila Chakroun, chercheuse en humanités environnementales, spécialiste de l’agroécologie. Cette collaboration a pris la forme d’un dispositif arts-sciences-société autour des monocultures de betteraves sucrières dans les paysages agro-industriels de la Champagne. Dans le cadre de son projet “multimonde agraire”, Anouk a mis en place un dispositif d’écoute entre les humains et les végétaux qui façonnent le monde rural autour de Reims. Après être entrée en contact avec un agriculteur, Anouk a amorcé, sur ses terres, des expérimentations d’art en commun à différentes échelles : de l’observation microscopique de la plante en laboratoire, dévoilant ses formes esthétiques invisibles, à des balades collectives et sensorielles. Son élan de collaboration avec une chercheuse en humanités environnementales a été de faire ressortir les ressorts philosophiques, politiques et écologiques de sa pratique artistique. Leila étudie les nouvelles figures militantes de l’Anthropocène à travers une ethnographie dans le mouvement de la permaculture. Elle s’intéresse, entre autres, aux êtres humains et non-humains qui génèrent de la friction dans les paysages agricoles, et amorcent d’autres récits que celui de l’agroindustrie. Son élan de collaboration avec une artiste spécialiste des plantes en milieu rural était de mettre en place des dispositifs de rencontres non conflictuelles avec les acteurs de ce système agroindustriel, et les amener aux questionnements écologiques via la création artistique en commun. Nous nous sommes focalisées sur les “betteraves montées”, sorte d’anomalie botanique : bien que naissant des graines minutieusement semées par les machines agricoles, elles développent leur hampe florale la première année, alors qu’on attendrait d’une bisannuelle qu’elle fasse d’abord un stock d’énergie dans sa racine. Pour le betteravier, il est indispensable de les arracher avant qu’elles n’essaiment et n’enrayent le métabolisme territorial de l’économie agricole champenoise. En contrepoint, nous avons construit un dispositif pour célébrer ces betteraves qui défient l’« autorité » des machines et écrivent une autre histoire possible pour ces paysages. Nous reviendrons sur les différentes étapes du dispositif, telles que des créations culinaires offertes à l’agriculteur, lui permettant, pour la première fois, de manger, et métaboliser cette betterave avec laquelle il n’a habituellement qu’une relation économique et désincarnée ; puis sur la conception d’un rituel d’arrachage manuel et collectif des betteraves montées, pour lequel nous avons créé des costumes fait d’éléments du paysage. Nous questionnons ce faisant “nos” créations à l’aune de l’agentivité du vivant, et mettons en lumière l’audace subversive de la betterave montée comme un élan proto-artistique, qui nous invite à développer autant de “gestes spéculatifs” pour s’allier avec les vivants a priori “non artistes” et redonner du sens aux créations artistiques dans les paysages de l’Anthropocène.