Rares sont les disparitions qui suscitent un tel émoi. Celle de Robert Badinter le 9 février dernier est pour le moins marquante, ne serait-ce qu’au regard des nombreux hommages rendus par les institutions publiques qu’il a pu fréquenter. Le Conseil national des barreaux, le ministère de la Justice, l’Université, le Sénat ont chacun salué l’engagement de cet homme d’esprit tout entier dévoué à la défense des valeurs humanistes. Le Conseil constitutionnel qu’il préside de 1986 à 1995 ne manque pas à l’appel, rappelant par la voie d’un communiqué « tout ce qu’[il] lui doit ». Il peut être utile de prolonger les mots de ce communiqué en considérant qu’une institution peut évoluer au grès de l’action des personnes qui la compose. Penser la détermination d’une institution juridique à partir de ses acteurs n’est pas chose commune en France ; l’usage étant plutôt de l’envisager comme un tout, une boîte noire, au moyen de catégories réifiées telles que « le Conseil constitutionnel », sans considération des individualités qui le constituent. Sur ce point la perspective de Dominique Rousseau évoquant le « Conseil Badinter » comme on parle de la « Cour Warren » ou de la « Cour Marshall » aux États-Unis fait exception. À partir d’une analyse de la jurisprudence, l’ouvrage met en évidence comment Robert Badinter lègue l’« idée républicaine » selon laquelle « plus les Droits de l’homme Pour une actualisation des idées développées dans l’ouvrage sont protégés, plus la République est elle-même». La récente mise à disposition publique des archives du Conseil constitutionnel appelle à prolonger une telle piste à partir des comptes-rendus de délibération pour réinterroger l’héritage de Robert Badinter au Conseil constitutionnel. Le caractère exceptionnel de ce matériau, permettant de voir les acteurs « en action », met en lumière une partie de ce que le Conseil constitutionnel doit à Robert Badinter. L’analyse exhaustive de ces comptes-rendus le met très clairement en exergue : sa contribution à la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel est sans équivalent depuis 1958. Robert Badinter a mis au service du Conseil constitutionnel son expertise juridique acquise par sa formation d’excellence (il est titulaire de l’agrégation de droit privé) et par une activité professionnelle qu’il n’est pas utile de retracer in extenso. En 1986, rappelons simplement que Robert Badinter a déjà exercé en tant que professeur de droit, avocat et ministre de la Justice. À son arrivée rue de Montpensier, le président disposait ainsi d’une représentation précise et aboutie du rôle du Conseil constitutionnel dans le système politico-juridique français selon la- quelle la légitimité de cette institution ne peut résulter que de sa juridictionnalisation. Les archives de 1986-1995 mettent à nu la manière avec laquelle Robert Badinter parvient à infuser une telle conception de la fonction du Conseil constitutionnel au cours de sa présidence. Il mobilise pour ce faire l’ensemble des dispositifs à sa portée, en intervenant aussi bien auprès de ses collègues conseillers (I) qu’auprès de ses collaborateurs en charge de la préparation des décisions (II).