La doctrine juridique et les juges forment l’un des espaces clés de la formalisation d’une régulation. C’est là, sous l’impulsion des spécialistes de ce droit nouveau de la régulation, que se trouve progressivement remise en cause, au nom précisément de l’unité de la régulation, la distinction originelle qui opposait des « autorités-droits et libertés » nées pour une part à la fin des années 1970 autour du renforcement des droits et libertés des individus face aux pouvoirs publics et des « autorités-marchés », qui ont émergé dans le sillage du mouvement de privatisation et de libéralisation d’un ensemble de secteurs clés de l’économie mixte (transports, énergie, télécommunications, etc.). Les juristes font ainsi l’inventaire des limites de cette bipartition que tout semble contredire : les autorités qui s’occupent de communication audiovisuelle ou de protection des données personnelles ne sont-elles pas aujourd’hui amenées à faire en même temps de la protection des libertés et de la régulation des activités économiques ? L’Autorité de la concurrence ne protège-t-elle pas aussi des « droits fondamentaux » (liberté d’entreprise, égalité sur les marchés, etc.) ? Qu’en est-il de toutes ces « autorités régulatrices» qui ne rentrent pas formellement dans la catégorie des autorités mais qui exercent des missions à cheval entre le domaine économique et celui des droits, comme celles qui interviennent dans le champ de la santé et de l’environnement « qui ne sont pas des services de l’État indépendants même si leur création s’explique par des préoccupations communes» ? Autant de brouillages liés à l’objet même de la régulation qui conduisent aujourd’hui les mêmes juristes à promouvoir la catégorie d’« autorité de régulation », une expression initialement réservée aux autorités-marché mais qui tend à s’étendre à l’ensemble des autorités, y compris celles qui agissent dans le domaine des droits et libertés, et qui consacre dans le même mouvement une réinvention des premières en « protectrice des libertés » sous l’angle cette fois de la libre concurrence, des libertés économiques des individus et des personnes morales ainsi que la garantie des droits fondamentaux des « justiciables » (qu’ils soient personnes privées ou opérateurs économiques). Cette mue régulatrice est ainsi marquée par l’émergence d’une figure institutionnelle unique de l’« autorité de régulation » tout court, qui place le registre des libertés en son cœur. Mais elle marque aussi un second brouillage que les juristes font apparaître en même qu’ils contribuent à le faire advenir : celui d’autorités de régulation qui font exister un pouvoir d’un nouveau type qui n’est ni une administration au sens classique, ni une juridiction, et qui transgresse les frontières traditionnellement admises entre les fonctions juridiques de l’État (légiférer, administrer, recommander, contrôler, sanctionner) comme entre les autorités habituellement attendues pour les exercer. Pour suivre ce travail de catégorisation de la réalité complexe et mouvante des autorités de régulation, ce chapitre propose une plongée dans l’analyse des discours des juristes, qu’ils soient acteurs du droit (législateurs, administrateurs, juges) ou commentateurs (professeurs de droit ou acteurs qui font œuvre de doctrine). Ces derniers, à l’origine des brouillages évoqués, les entretiennent, participant ainsi de l’effet de champ lié à la montée en puissance de la régulation. Pour le dire autrement, prendre pour objet le travail de construction doctrinale de « l’autorité de régulation », c’est tenter d’en saisir la « force agissante » en retraçant comment elle contribue « à faire évoluer la réalité  » en même temps qu’elle contribue à rendre acceptable voire légitime les déplacements de pouvoir qu’elle engage. Pour ce faire, on suit tout d’abord la remise en question de la distinction entre les autorités-libertés et les autorités-marchés à travers la figure de l’autorité de régulation, protectrice des libertés, qu’elles soient politiques ou économiques, qu’elles touchent les individus ou les personnes morales. On s’intéresse ensuite, autre brouillage, au travail interprétatif des juristes dans l’important contentieux qui touche le non-respect du procès équitable par les autorités de régulation et qui contribue à construire leur statut hybride – mi-administration, mi-juridiction. Cette figure « trouble » de l’autorité de régulation qui ressort des discours analysés conduit enfin à s’interroger sur les déplacements de compétences dans l’État et de l’État qui s’opèrent depuis la fin des années 1970 autour du gouvernement régulateur.