Dans un ouvrage publié en 2011 et traduit en français deux ans plus tard , l’anthropologue américain David Graeber entend montrer que les sociétés sont en grande partie fondées sur des rapports de dette, c’est-à-dire sur des engagements qui lient les individus entre eux et structurent leurs relations. « Qu’est-ce qu’une dette, en fin de compte ? écrit-il en conclusion de son ouvrage. Une dette est la perversion d’une promesse. C’est une promesse doublement pervertie par les mathématiques et la violence ». Pour Graeber, les « promesses », c’est-à-dire les engagements que l’on prend l’uns pour les autres, sont à la base des rapports sociaux. Ce sont aussi des formes de dette. On « doit » la vie à ses parents, assistance à son conjoint, et soutien à ses amis. Ces engagements peuvent prendre des formes variées. Par exemple, chez les femmes Tiv du Nigéria, les relations sociales sont sans cesse entretenues par des cadeaux qui nécessitent d’être rendus mais qui ne le sont jamais pour une valeur équivalente, ceci afin de préserver les dettes et de perpétuer les échanges et les rapports de bon voisinage . Car payer sa dette, c’est « être quitte », rompre la promesse du retour, et n’avoir plus besoin de l’autre. Pourquoi, dans nos sociétés capitalistes, la dette serait-elle une forme « pervertie » de ce type de promesses pour Graeber ? Parce que tout rapport social peut, en théorie, être réarrangé. C’est le principe même de la politique que de réorganiser les agencements institutionnels, de renégocier des promesses et de les transformer en d’autres formes d’engagements. Or, la dette capitaliste a ceci de particulier qu’elle est précisément quantifiée en monnaie, à l’inverse des dettes de nature sociale. Cette quantification fait qu’elle doit être remboursée au centime près, quitte à piétiner, par la violence si nécessaire, toutes les autres formes d’engagements.