Si l’on part d’une définition des inégalités comme un accès inégal à des ressources, à partir du moment où l’accès présente une dimension physique, on comprend à quel point l’espace géographique est susceptible d’être un angle d’analyse pertinent. En parlant d’inégalités spatiales, les sciences sociales partent le plus souvent de l’idée que l’espace est lui-même est une production sociale et qu’il serait plus juste de parler de dimension spatiale d’inégalités sociales, comme l’ouvrage éponyme l’a bien montré. Traditionnellement, dans la mesure où les individus sont principalement repérés dans la statistique publique par leur lieu de résidence, ce sont les études sur les ségrégations résidentielles qui se sont le plus tôt développées. Dans l’approche écologique introduite par les sociologues de Chicago (Mc Kenzie, Park, Burgess), les ségrégations n’étaient pas nécessairement appréhendées comme des inégalités mais comme un ordre social de répartition des communautés et d’installation dans une grande ville de différentes vagues d’immigrants. En revanche, en France, la question des ségrégations résidentielles s’est vite greffée à celle des inégalités, non seulement parce que l’espace marque matériellement et symboliquement des inégalités sociales qui ont une signification politique (quartiers populaires, ouvriers vs quartiers bourgeois/ Paris vs le désert français, lutte des places), mais aussi en raison des pénuries de logement (résorption de l’habitat insalubre) dans le double contexte du baby-boom et d’une immigration industrielle importante. La question des inégalités spatiales liée aux inégalités d’accès au logement reste aujourd’hui de tout premier ordre. La grille d’analyse privilégiée des processus moteurs de ces inégalités est celle de la métropolisation. On entend par métropolisation l’hyper-concentration dans les plus grandes agglomérations des centres de décision économique et des flux financiers internationaux. Cette concentration aboutissant à un changement de la stratification sociale (nouvelles classes de cadres des fonctions métropolitaines), à une revalorisation des centres et péricentres de ces grandes villes, à une éviction des classes populaires vers les périphéries et à une relative satellisation des villes moyennes alentour. Je résume ici évidemment des processus très complexes à la fois d’un point de vue spatial et temporel. La métropolisation produit non seulement des inégalités entre territoires métropolitains et non métropolitains (nous y reviendrons un peu plus loin), mais aussi et de façon plus marquée encore, au sein même des espaces métropolitains, notamment sur l’accès au logement. Ces inégalités d’accès au logement sont analysées à la fois en termes d’offre et de demande. En termes d’offre, les travaux sur le foncier et le marché du logement ont montré des mécanismes de renchérissement des quartiers les plus centraux à peu près généralisés. L’ANR a expertisé et financé un certain nombre de projets sur ces questions, la plupart du temps avec une dimension internationale. Cela peut aller d’une analyse des investissements fonciers dans les franges rurales des métropoles de Dakar, Bamako et Nairobi à la comparaison des marchés du logement et d’accès au foncier à Paris, Lyon et Avignon ou aux résistances à la gentrification d’habitants de quartiers populaires dans des villes méditerranéennes. Ces études reposent non seulement sur des approches ethnographiques de terrain, mais aussi sur l’utilisation de données de la statistique publique et de Webscraping (annonces immobilières géoréférencées, par exemple). Du côté de la demande, les recherches sur la mobilité résidentielle montrent des inégalités d’accès au logement à toutes les étapes du parcours de vie : pour faire ses études, se mettre en couple, accéder à la propriété pour un couple avec enfants, au moment de séparations conjugales et de recompositions familiales, au passage à la retraite et pour l’accès à un EHPAD. On peut aussi mentionner aussi les situations de vulnérabilité sociale comme le chômage de longue durée, le handicap ou les maladies chroniques. Nombreuses sont les recherches qui soulignent que le logement social ne joue plus son rôle atténuateur de ces inégalités dans les grandes métropoles, les ménages les plus vulnérables étant poussés vers les périphéries. A telle enseigne que même les quartiers populaires sont touchés par la réapparition de « marchands de sommeil ». Ces inégalités liées à la concentration des ressources dans les grandes métropoles deviennent aussi des inégalités entre des territoires dans la mesure où ce mouvement de concentration a réorienté en faveur de ces métropoles les mécanismes de mobilité sociale et pèse sur les différences d’attractivité entre les territoires. On peut par exemple observer au sein du bassin parisien un décrochage des villes petites et moyennes en termes de création de richesse et d’opportunités de mobilité sociale par rapport à la dynamique du Grand Paris, si bien que celui-ci n’est plus le moteur de la croissance de ces territoires qui avaient bénéficié de la déconcentration industrielle de Paris dans les années 1950 et 60. On peut constater aussi qu’aujourd’hui, la voie la plus simple de mobilité sociale restant les études supérieures, les territoires ne présentant pas d’offres diversifiées de diplômes supérieurs (et je ne parlerai pas d’emploi) voient une proportion importante de jeunes partir, sans que ces départs soient compensés par leur retour en fin d’études ou par l’arrivée de nouveaux jeunes. Et la sélection des jeunes qui partent faire des études est elle-même liée à des inégalités, qui présentent par ailleurs une dimension genrée. Pour compliquer le tableau, on peut dire qu’il existe au fondement des inégalités territoriales un jeu de facteurs d’inégalités d’accès aux ressources : aux soins, aux emplois, à la culture, aux loisirs, à l’éducation (on l’a vu) et à la consommation. Résumer cela à une opposition entre territoires métropolitains/non métropolitains, comme on peut le lire dans certains ouvrages très repris dans la presse et le discours politique, serait là bien trop caricatural. Dans des quartiers populaires de banlieues à 5-10 km du centre de Paris, on rencontre des problèmes d’accès (santé et emplois, notamment) tout aussi aigus que dans des espaces ruraux dits abandonnés. Inversement, certains espaces ruraux méridionaux de faibles densités ont un très bon accès et à l’éducation et trouvent des médecins candidats pour venir travailler dans les maisons médicales. Sur ces questions d’accès entremêlées à celles de l’attractivité des territoires, l’angle des mobilités et des migrations est souvent privilégié dans les projets que j’ai pu lire. Par ailleurs, l’ANR a reçu plusieurs projets sur les questions d’accès aux lieux de soin. A l’échelle internationale, dans des contextes de mondialisation des échanges, ces inégalités entre territoires sont aussi appréhendées dans des contextes coloniaux et post-coloniaux et sur des problématiques d’exploitation des ressources naturelles et du travail humain. Enfin, une troisième dimension sur laquelle je voudrais revenir, est celle des inégalités environnementales, dont une grande partie, liées aux modes de consommation, est plutôt détachée des inégalités spatiales, mais dont certains pans ont connu un développement important depuis le dernier quart de siècle, touchent les territoires. Ces questions renvoient à l’exposition à des polluants ou à des vulnérabilités face aux risques naturels et industriels. Des portions de plus en plus étendues du territoire sont exposées : - D’une part par la mise en évidence par les chercheurs et les lanceurs d’alertes de problèmes d’exposition environnementale à des polluants - D’autre part par les effets du changement climatique qui multiplient et accentuent les vulnérabilités aux risques climatiques Il arrive souvent que ces inégalités environnementales soient couplées à d’autres formes d’inégalités, venant renforcer les vulnérabilités des habitants, mais pas toujours. Certains espaces littoraux peuvent par exemple être très valorisés depuis des décennies et se retrouver sous la menace d’érosion ou de submersion côtière. Il y a donc beaucoup à dire en termes d’inégalités spatiales et l’ANR continuera certainement à financer des projets très prometteurs.