Voix « blanche avec râles et bruits de chaînes », « enrouée », « assombrie », « ombreuse », « gosier de moulin à poivre »… La presse n’a pas été avare en épithètes et métaphores pour caractériser la voix d’Aznavour. Analyser cette voix, c’est ainsi, d’emblée, se confronter au paradoxe de celui à qui critiques et phoniatres prédirent qu’il ne serait jamais chanteur, qui s’excusait pour sa voix lors des premiers concerts et reconnaîtra par la suite avec humour : « au début, on me disait “avec cette voix-là tu ne pourras jamais réussir”, et par la suite on m’a dit “si tu n’avais pas eu cette voix-là, tu n’aurais jamais réussi !” ». Au-delà de la superficialité des jugements des critiques, comment expliquer la métamorphose de ce qui put paraître une faille rédhibitoire en force créatrice, ce basculement du rejet à l’acceptation et à la fascination ? Le travail conjoint de musicologues et de chercheurs en informatique et traitement du signal, associé aux outils d’analyse spectrale nourris par les avancées récentes de l’IA ouvrent aujourd’hui des perspectives nouvelles dans l’analyse pluridisciplinaire de la voix chantée. Nous les mettrons en œuvre dans cette intervention pour expliciter ce que le « timbre-individualité » d’Aznavour impulse par sa puissance de dramatisation et de pathos, comment sa voix sert l’affirmation d’une identité spécifique, comment l’art consommé de l’acteur transparaît dans la subtile maîtrise du détail et des effets paralinguistiques. Des caractéristiques physiologiques aux effets agogiques mis au service d’une stratégie très réfléchie et mûrie au fil des années, il s’avère que la voix d’Aznavour est le phénomène central de son œuvre, le creuset au sein duquel tout s’élabore, la matrice créatrice et inspirante autour de laquelle tout gravite : son éthos, son répertoire, son succès.