Récits de vie contre récit de ville : Temporalités perçues de l’habitat khrouchtchévien à Moscou D’après le nom d’une exposition organisée par le gouvernement de Moscou, le programme Rénovation, annoncé en 2017, qui prévoit la démolition d’environ 5000 logements khrouchtchéviens dans la capitale russe et leur remplacement par des immeubles neufs, constitue « une étape vers le futur » (1) . Les autorités justifient la démolition des logements car ils ne s’inscriraient pas dans la ville « moderne » (2) . Divers supports de communication façonnent ainsi un « récit de ville » (3) , vernis officiel des multiples causes justifiant la mise à l’agenda de la démolition. Ce récit est structuré autour d’une dichotomie entre un passé encombrant et un futur enviable, que la rénovation sépare. Cette séparation est également perceptible dans les récits des habitants et habitantes concernés. La rénovation fait « événement » dans leurs trajectoires résidentielles et leurs parcours de vie puisqu’elle constitue une « rupture d’intelligibilité » (Bensa et Fassin, 2002). En particulier, les liens à l’espace habité, composés de souvenirs, de routines ou de projets, sont soudainement mis en question, envisagés de façon nouvelle. En conséquence, la rénovation fait « émerger des nouvelles temporalités, de l’historicité et de l’histoire » (Botea, 2014) de l’habitat khrouchtchévien à travers l’expression et la justification de sentiments d’attachement, d’appropriation ou d’assignation. Par ailleurs, ces perceptions de la rénovation provoquent le début de nouvelles actions ou attitudes, individuelles ou collectives : mobilisation, attente, contestation ou fuite. Bien que divers, ces récits permettent d’identifier des temporalités plus complexes que celle, lisse et uniforme, de l’obsolescence des logements telle qu’elle est formulée par les autorités. Ces récits émergents sont ponctués par des « événements biographiques » (déménagements, reconfigurations familiales, migrations, engagement militant...), concomitants des événements ou périodes de l’histoire du logement khrouchtchévien, en particulier leur construction en masse (fin des années 1950-60), le « changement de paradigme » des politiques du logement au début des années 1990 (Khmelnitskaya, 2015) impliquant leur large privatisation, puis l’annonce de leur démolition en 2017. Ils sont aussi parallèles à des moments collectifs à l’échelle locale, comme diverses réunions entre voisins, mobilisations ou consultations autour la rénovation. L’inégale coïncidence, selon les récits, entre ces périodes ou événements collectifs et leur rôle d’« événements biographiques » (Leclerc-Olive, 2009), témoigne d’une variété des « temporalités perçues» de l’habitat khrouchtchévien. Elles permettent, dans leur diversité et leurs ressemblances, d’identifier des types d’habitat (comme rapport au logement) khrouchtchévien, selon la trajectoire résidentielle (logement hérité, privatisé, acheté...) et la position sociale des habitants et habitantes. Cette communication repose sur l’analyse de discours d’acteurs publics (communications officielles) et de récits de vie d’habitants et habitantes de logements khrouchtchéviens (collectés à Moscou entre 2017 et 2021). Je tâcherai, d’une part, de mettre en perspective ces récits, avec celui des autorités publiques municipales, et d’autre part, de les confronter entre eux. Il s’agira de montrer que l’opposition entre héritage pesant et avenir réjouissant narré par les autorités publiques ne tient pas quand on s’intéresse aux « temporalités perçues » des habitants, puis que ces temporalités varient selon leurs trajectoires résidentielles et positions sociales dont j’identifierai quelques traits distinctifs. (1)Cf. Собянин открыл в Госдуме выставку "Московская реновация: шаг в будущее" 25 mai 2021, Moskva 24,. URL : https://www.m24.ru/videos/mehr-Moskvy/25052021/292135 (2) Cf. 1er août 2017 – Постановление (правительство Москвы) 497- ПП – « О программе реновации жилищного фонда Москве ». Décret (Gouvernement de Moscou) - « Sur le programme du Rénovation de logement à Moscou ». 163 p. (3) « Récits de ville », Colloque, Calenda, Publié le mardi 28 mai 2019, https://calenda.org/628180 Bibliographie (succincte) Bensa Alban et Fassin Eric, 2002, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, p. 5‐20. Botea Bianca, 2014, « Expérience du changement et attachements : Réaménagement urbain dans un quartier lyonnais (la Duchère) »,. Ethnologie française, vol. 44, n° 3, p. 461. Carton de Grammont Sarah, 2013, Savoir vivre avec son temps. Bref précis de cité-jardinage moscovite post-soviétique, comprenant quelques ruses symboliques de politique locale en période de libéralisation économique extrême, divers conseils et tours de mains sur l’art du bon voisinage avec les fantômes, ainsi qu’un menu requiem pour des efforts de bonheur, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales. Coing Henri, 1966, Rénovation urbaine et changement social. L’ilot n°4 (Paris-13ème)., Les éditions ouvrières. Harris Steven, 2013, Communism on tomorrow street: mass housing and everyday life after Stalin, Washington, D.C.: Baltimore, Woodrow Wilson Center Press; The Johns Hopkins University Press. Khmelnitskaya Marina, 2015, The Policy-Making Process and Social Learning in Russia. The Case of Housing Policy, Londres, Palgrave Macmillan UK. Leclerc-Olive Michèle, 2009, « Enquêtes biographiques entre bifurcations et événements. Quelques réflexions épistémologiques », in Bifurcations, (Ed. Michel Grossetti, Marc Bessin, Claire Bidart), p. 329-346. Richard Hélène, 2014, Comment les Russes sont-ils devenus (co)propriétaires ? Thèse pour le doctorat de Sciences Politiques. Dir : Gilles Pollet, Lyon, Institut d’Études Politiques de Lyon. Zhelnina Anna, 2020, Engaging neighbors. Housing strategies and political mobilization in Moscow Renovation, City University of New York.