Le développement des droits fondamentaux et le renouveau des revendications liées à l’appartenance religieuse ont fait de l’élaboration d’une méthodologie de prise en compte des convictions religieuses un enjeu théorique contemporain. Si la question des convictions religieuses, et plus généralement celle de la liberté de conscience et de religion, ont pu donner lieu à un certain nombre d’études en droit public, à travers, notamment, le prisme du service public, de la fonction publique ou encore du droit administratif des biens, ce sujet n’a pas été suffisamment exploré en droit privé ainsi qu’en droit comparé alors qu’il suscite, dans cette matière, un contentieux aussi abondant que régulier. Le juge judiciaire joue en effet, à l’instar du juge administratif ou de la CEDH, un rôle singulier pour protéger les droits fondamentaux des justiciables, mais aussi pour définir le sens et la portée du concept de « vivre ensemble ». L’introduction dans le raisonnement judiciaire français de mécanismes du droit européen des droits de l’Homme a par ailleurs largement contribué à renouveler l’étude de cet objet aujourd’hui marqué par la globalisation du droit, la confrontation de cultures juridiques parfois en tension, l’assimilation du pluralisme – juridique, culturel, religieux – et donc nécessairement par le dialogue des juges. Partant de ce constat, ce travail doctoral a cherché à mettre en exergue d’une façon critique quels types de représentations, de raisonnements et d’épistémologies sont mobilisés par le juge judiciaire pour appréhender les convictions religieuses en France. A travers cette étude, c’est donc une réflexion plus générale sur le rôle du juge, sur la fonction de juger, sur le respect des libertés individuelles, sur la place des religions dans la société et, bien sûr, sur la laïcité qui est proposée. La thèse s’attèle ainsi à l’élaboration d’une méthodologie de travail destinée aux juges judiciaires pour guider leur prise en compte du fait religieux, dans le respect du cadre déontologique créé par le principe juridique de laïcité. Premier temps. Cette construction méthodologique repose sur une première partie, qui, sur la base d’une analyse de la jurisprudence judiciaire française et européenne, est destinée à mieux comprendre la façon dont les juges prennent en considération les convictions religieuses des justiciables. Cette analyse montre que les principes de neutralité, d’universalité et d’égalité, associés à des paralogismes de compréhension ont alimenté la construction d’un procédé décisionnel neutralisant les convictions religieuses dans la décision de justice, soit en les ignorant, soit en les reléguant à la volonté des parties. Cette démarche jurisprudentielle prend la forme d’une véritable stratégie méthodologique visant à prendre en compte de façon seulement indirecte les convictions religieuses afin de conserver une apparence neutre de la décision de justice. Cette stratégie est mise en lumière par l’identification des outils du raisonnement employés afin d’appréhender indirectement le fait religieux : les standards juridiques, qui sont analysés comme des « mécanismes dérivés » de prise en compte des convictions religieuses, permettant aux juges judiciaires de les reléguer « au rang de fait ». Cette première partie souligne les insuffisances de la méthodologie actuelle, qui tend notamment à un affaiblissement de la liberté de religion et qui amène à s’interroger sur l’éventualité d’un démembrement de cette liberté. Second temps. Pour pallier ces insuffisances, la seconde partie entreprend la construction théorique et pratique d’une méthodologie judiciaire de prise en compte des convictions religieuses des justiciables en tant que telles. Cette construction se fonde sur des développements consacrés à la portée déontologique de la laïcité, au pluralisme juridique et à la notion de discrimination. Elle s’appuie également sur le constat d’un tournant subjectif dans l’appréhension de la liberté de religion, que l’on peut observer aux États-Unis, au Canada, mais aussi dans le droit européen des Droits de l’Homme, et que nous suggérons d’étendre au droit privé des religions français. Ce tournant subjectif conduit en effet à orienter l’analyse judiciaire non pas sur l’appartenance religieuse mais sur le croyant et sur la sincérité de la croyance personnelle, cette subjectivisation supposant pour les juges de renverser le regard porté sur la religiosité en l’appréhendant moins dans une logique collective (l’appartenance à un groupe, à une communauté) que dans une logique individualisée. La subjectivisation de la liberté de religion est ainsi présentée comme un préalable indispensable à l’emploi de la notion de « convictions religieuses » dans le raisonnement judiciaire, puisque celles-ci constituent précisément la traduction de cette subjectivisation et un outil de son appréciation. La proposition méthodologique passe ensuite par la définition de critères d’identification des convictions protégées au titre de la liberté de religion, puis par la mise en œuvre d’un contrôle de proportionnalité. Ces développements empruntent à la théorie du droit et à la philosophie morale pour étayer les étapes d’une prise en compte judiciaire des convictions religieuses qui serait respectueuse du principe de laïcité du service public de la Justice tout en étant protectrice de la liberté de religion des individus. Ils mettent en exergue les outils qui permettraient (voire imposeraient) aux juges judiciaires, dans l’exercice de ce contrôle, de prendre en considération les convictions religieuses des justiciables. Est ainsi détaillée la mécanique du jugement à appliquer pour évaluer l’applicabilité de la liberté de religion à un litige : caractériser une « conviction protégée ». Cette caractérisation doit être guidée par un principe directeur d’interprétation, celui de l’autoréférencement individuel. La thèse propose que le critère permettant aux juges de contrôler l’existence d’une conviction protégée réside dans la sincérité de la croyance revendiquée – et non pas dans sa force. Le contrôle de proportionnalité, récemment introduit dans la technique juridictionnelle de la Cour de cassation, est ensuite présenté comme « un procédé laissant une place aux convictions religieuses des justiciables, tant dans sa logique, que dans ses données et dans ses outils ». Parce que ce serait manquer à l’obligation positive de protection de la liberté de religion que d’ignorer son effet horizontal et son infiltration dans les rapports entre les personnes privées, la thèse envisage que, dans ce genre de litiges, les convictions religieuses doivent constituer une donnée à part entière du contrôle de proportionnalité et qu’elles doivent être mises en balance avec les autres intérêts protégés en jeu. Dans ce cadre, une manière d’évaluer les convictions religieuses pour procéder à la mise en balance des intérêts est ainsi proposée. Finalement, ce travail de recherche propose des clefs de lecture des convictions religieuses des justiciables et propose une piste d’évolution de la méthodologie judiciaire pour que la liberté de religion soit appréhendée avec toute l’impartialité et la sérénité requises du service public de la Justice.